Il ne nous arrive pas souvent de
pouvoir parler des compositrices, encore trop peu nombreuses et trop peu
reconnues dans notre paysage musical, même si la situation tend à s’améliorer.
Parmi celles qui ont acquis la reconnaissance internationale, Kaija Saariaho,
née à Helsinki en 1952, est l’une des plus représentatives. Après des études
dans sa ville natale, elle a suivi des cours à Darmstadt, a travaillé avec
Brian Ferneyhough à Fribourg, avant l’IRCAM de Paris où elle s’est intéressée à
la musique électronique. Son œuvre abondante, qui couvre plusieurs domaines, de
la musique pour orchestre et de chambre à la musique vocale, le théâtre ou les
multimédia, est de grande qualité. Elle a connu la vraie notoriété à partir de
l’an 2000 lorsque son opéra L’Amour de
loin a connu le succès à Salzbourg, puis sur bien d’autres scènes, dont
celle de la Monnaie de Bruxelles.
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Trois nouvelles publications nous
donnent l’occasion d’accéder à trois domaines de la création de Kaija Saariaho.
Un premier CD réunit des partitions orchestrales récentes (Ondine ODE 1309-2),
dont un fascinant Ciel d’hiver, qui
fait partie des pièces inspirées à la créatrice par la voûte céleste et
l’espace. Créée au Théâtre du Châtelet à Paris en 2014, d’une durée d’un peu
moins de dix minutes, cette version est adaptée pour un orchestre plus
restreint du mouvement médian du triptyque Orion
composé en 2002. Elle utilise le piccolo, le violon solo, la clarinette, le
hautbois puis une trompette bouchée avant de suivre un schéma plus vaste.
L’atmosphère générale, hypnotisante, passe de la sérénité à l’inquiétude, pour
aboutir à une sorte de temps immobile, peuplé de bruits et de fureurs contenues
qui s’estompent peu à peu. Ligeti n’est pas loin. Cette pièce envoûtante est
précédée d’une vaste composition en six parties pour baryton et orchestre, True Fire, qui date de 2014. Il s’agit
d’une commande simultanée de plusieurs orchestres (Los Angeles, NDR, BBC et
National de France) pour le baryton Gerald Finley, qui la créa en 2015 à Los
Angeles, sous la baguette de Gustavo Dudamel. C’est en cours de composition
seulement que Saariaho a choisi les textes de ce cycle, dans des genres
différents, pour permettre à la voix de se développer selon sa texture. Les
auteurs Raph Waldo Emerson, Seamus Heaney, Mahmoud Darwish, ainsi qu’une
berceuse sur un poème des Amérindiens Tewa, ont été choisis en fonction d’un
thème général : la nature face à la condition humaine. L’aspect poétique
domine, de la méditation à l’invocation, de la sauvagerie à un univers de
contes, de l’atmosphère sombre à la lumière. Gérald Finley s’investit dans ce
cycle de mélodies à la musique à la fois mystérieuse et scintillante avec un
réel sens des nuances, des changements de couleur et de respect pour les mots.
Sa voix équilibrée semble enrober les textes, qu’il s’agisse de profonde
intensité, de sombre austérité ou d’élans pleins de vie.
Le concerto pour harpe Trans, qui est aussi le fruit d’une
commande multiple émanant du Japon, de Finlande, de Suisse, d’Allemagne et de
France complète l’affiche. Sa création a eu lieu à Tokyo en 2016. Saariaho
tient compte de la délicatesse de l’instrument dont elle utilise toutefois de
multiples ressources, des glissandos aux sons créés par l’attaque des doigts,
dans un dialogue subtil avec l’orchestre. Le créateur, Xavier de Maistre, en
est le soliste. Hannu Lintu dirige avec précision l’Orchestre symphonique de la
Radio finlandaise dans ces trois partitions, dont deux ont été enregistrées en
studio en 2017. Pour True Fire, il
s’agit d’un live de décembre 2017.
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Un deuxième CD, sous le même
label Ondine (ODE 1294-2), est consacré à des morceaux pour violoncelle solo.
Cet instrument est l’un des préférés de la compositrice. Dans ce domaine, elle
fait preuve de beaucoup d’inventivité quant à la texture harmonique et aux
techniques de jeu. On est face à quatre partitions insolites, qui s’étalent sur
une vingtaine d’années : Petals
(1988), Soins and Spells (1997), Sept papillons (2000) et Dreaming Chaconne (2010). Ces exercices
de style tour à tour énergiques, aux rythmes affirmés ou à l’expression
sensible ne sont pas exempts d’austérité, même lorsque la virtuosité s’en mêle.
Les Sept Papillons ont été composés
en partie pendant les répétitions de l’opéra L’Amour de loin à Salzbourg et se nourrissent de l’évocation de ce
noble idéal. Ces petites miniatures en
écho à l’œuvre lyrique apparaissent comme de fugaces traits imaginaires
autour de la beauté de la vie ; elles sont à la fois denses et fragiles.
La moitié de ce CD propose d’autres pièces pour violoncelle solo, œuvres du
compositeur et chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen, né en 1958, qui
est un ami de Saariaho. Ici aussi, les recherches techniques sont nombreuses,
la dextérité est de mise et l’impulsion mélodique est basée sur un dynamisme
très chantant qui n’exclut pas la profondeur du propos. Trois partitions, la
première, YTA III (Yta = surface en
suédois) date de 1986, les deux autres de 2010 : knock, breathe, shine et Sarabande
per un coyote. C’est l’Anglaise Wilhelmina Smith qui officie dans ce
parcours à la fois intellectuel et engagé. Elle a étudié au Curtis Institute of
Music de Philadelphie et a remporté en 1997 le Concours international Leonard
Rose pour violoncelle. Son assurance technique se joue à merveille de toutes
les difficultés proposées par les deux compositeurs. En milieu de programme,
figure une Chaconne du compositeur
baroque de Modène Giuseppe Colombi (1635-1694). Cette courte pièce sur laquelle
trente-trois compositeurs, dont Saariaho et Salonen, ont été invités à écrire
une variation, est considérée comme l’œuvre la plus ancienne destinée à un solo
de violoncelle.
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Avec l’album CD/Blu Ray du label
belge Cyprès (CYP2624), nous abordons la face multimédia de Kaija Saariaho,
confrontée ici à des partitions du même ordre du Français Jean-Baptiste
Barrière, né en 1958. Les deux artistes se sont rencontrés à l’IRCAM et ils
travaillent souvent ensemble. Ils se partagent le contenu du CD et du Blu Ray.
On peut, au choix, écouter sans support visuel ou regarder les images en se gavant
du son. Pour Saariaho, c’est d’abord un Nocturne
éthéré pour violon seul, écrit au moment de la mort de Lutoslawski, joué en
suspension par Aliisa Neige Barrière. NoaNoa
pour flûte et électronique est inspiré d’une gravure sur bois de Gauguin
portant ce titre tahitien, qui signifie « odeur ». La troisième pièce
de Saariaho rappelle encore une fois L’Amour
de loin. Conçue pour voix et électronique, Lohn (« lointain » en langue d’oc) s’inspire de textes du
troubadour Jaufré Rudel dont on sait que sa passion pour une princesse du
Levant le conduisit jusqu’à une seule rencontre avec sa bien-aimée, au moment
de sa mort. Cette partition, qui date de 1996 et a été dédiée à Dawn Upshaw,
est une aventure sonore hors du commun. Très émouvante, la voix de Raphaële Kennedy
sublimise les mots et donne au sentiment amoureux une dimension irréelle.
Jean-Baptiste Barrière propose de son côté trois œuvres dans lesquelles les
liens avec la peinture et la littérature
sont constants. Dans Crossing the Blind
Forest pour flûte basse, piccolo et électronique, il s’inspire à la fois de
la pièce Les Aveugles de Maeterlinck
et de La Parabole des aveugles de
Brueghel ; c’est « une quête à
travers les sensations », dit Barrière dans le très intéressant
livret. La pièce suivante, Violance
pour violon, voix d’enfant et électronique (le « a » renvoie à la différance de Derrida), est fondée sur
le Massacre des innocents. Brueghel
et Maeterlinck se rejoignent encore, avec en toile de fond les échos d’une
berceuse africaine. Tout est ici tension et douleur, c’est à la fois glaçant et
d’une fine esthétique, la voix d’enfant apportant un poids tragique très
prenant au texte de Maeterlinck adapté par Barrière. Dans la dernière
composition, Ekstasis, Louise Michel
et Simone Veil, deux femmes engagées, l’une dans la Commune, l’autre dans la
Seconde guerre mondiale, sont au centre de cette pièce qui donne son titre
général à l’ensemble du concept CD/Blu Ray. Conçue pour voix et électronique,
elle met en valeur le texte Pensée
dernière de Louise Michel et un poème de Simone Veil, La Porte. La lutte pour la vie, l’espérance et l’amour de
l’humanité en sont les thèmes. Encore une fois, Raphaële Kennedy exalte les
textes, creusant jusqu’à leurs racines et leur arrachant des accents
déchirants. Nous avouons avoir été profondément touché par les six partitions
conjointes de Saariaho et Barrière, car elles répondent bien à une autre
citation en exergue du livret, un extrait de Neiges de Saint-John Perse : « Je sais qu’aux chutes des grands fleuves se nouent d’étranges
alliances, entre le ciel et l’eau. » L’expérience est sonore et
sensorielle, elle est aussi philosophique et visuelle puisque le Blu Ray qui
est joint montre les six pièces du CD mises en images par Barrière. Cet objet
multimedia a été élaboré au moment où se tenait à Paris une exposition de Zao
Wou-Ki. Les grands formats de ce peintre passionné de musique sont, selon le
livret, « peut-être un analogue, à
la térébenthine et à l’huile de lin, du travail de Jean-Baptiste Barrière et
Kaija Saariaho, au plus près de ce qui se passe entre composition,
interprétation, musique, image, de ce qui connecte celui qui crée avec celui
qui reçoit. » On notera aussi deux entretiens filmés au cours desquels
les deux compositeurs s’expriment. On aimerait pouvoir disposer un jour de leur
transcription écrite.
Le but de la collection
« Avec » du label Cyprès tend à développer le dialogue entre les
disciplines artistiques. On peut considérer que dans le cas d’Ekstasis, ce but a été atteint dans sa
dimension la plus noble et la plus passionnante. D’autant plus que le livret,
agrémenté de photographies, est exemplaire, nous restituant les textes dans
leur intégralité. Voilà une découverte à ne pas rater !
Jean Lacroix