mercredi 26 juin 2019

L’univers varié et passionnant de la compositrice Kaija Saariaho



Il ne nous arrive pas souvent de pouvoir parler des compositrices, encore trop peu nombreuses et trop peu reconnues dans notre paysage musical, même si la situation tend à s’améliorer. Parmi celles qui ont acquis la reconnaissance internationale, Kaija Saariaho, née à Helsinki en 1952, est l’une des plus représentatives. Après des études dans sa ville natale, elle a suivi des cours à Darmstadt, a travaillé avec Brian Ferneyhough à Fribourg, avant l’IRCAM de Paris où elle s’est intéressée à la musique électronique. Son œuvre abondante, qui couvre plusieurs domaines, de la musique pour orchestre et de chambre à la musique vocale, le théâtre ou les multimédia, est de grande qualité. Elle a connu la vraie notoriété à partir de l’an 2000 lorsque son opéra L’Amour de loin a connu le succès à Salzbourg, puis sur bien d’autres scènes, dont celle de la Monnaie de Bruxelles.
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Trois nouvelles publications nous donnent l’occasion d’accéder à trois domaines de la création de Kaija Saariaho. Un premier CD réunit des partitions orchestrales récentes (Ondine ODE 1309-2), dont un fascinant Ciel d’hiver, qui fait partie des pièces inspirées à la créatrice par la voûte céleste et l’espace. Créée au Théâtre du Châtelet à Paris en 2014, d’une durée d’un peu moins de dix minutes, cette version est adaptée pour un orchestre plus restreint du mouvement médian du triptyque Orion composé en 2002. Elle utilise le piccolo, le violon solo, la clarinette, le hautbois puis une trompette bouchée avant de suivre un schéma plus vaste. L’atmosphère générale, hypnotisante, passe de la sérénité à l’inquiétude, pour aboutir à une sorte de temps immobile, peuplé de bruits et de fureurs contenues qui s’estompent peu à peu. Ligeti n’est pas loin. Cette pièce envoûtante est précédée d’une vaste composition en six parties pour baryton et orchestre, True Fire, qui date de 2014. Il s’agit d’une commande simultanée de plusieurs orchestres (Los Angeles, NDR, BBC et National de France) pour le baryton Gerald Finley, qui la créa en 2015 à Los Angeles, sous la baguette de Gustavo Dudamel. C’est en cours de composition seulement que Saariaho a choisi les textes de ce cycle, dans des genres différents, pour permettre à la voix de se développer selon sa texture. Les auteurs Raph Waldo Emerson, Seamus Heaney, Mahmoud Darwish, ainsi qu’une berceuse sur un poème des Amérindiens Tewa, ont été choisis en fonction d’un thème général : la nature face à la condition humaine. L’aspect poétique domine, de la méditation à l’invocation, de la sauvagerie à un univers de contes, de l’atmosphère sombre à la lumière. Gérald Finley s’investit dans ce cycle de mélodies à la musique à la fois mystérieuse et scintillante avec un réel sens des nuances, des changements de couleur et de respect pour les mots. Sa voix équilibrée semble enrober les textes, qu’il s’agisse de profonde intensité, de sombre austérité ou d’élans pleins de vie.
Le concerto pour harpe Trans, qui est aussi le fruit d’une commande multiple émanant du Japon, de Finlande, de Suisse, d’Allemagne et de France complète l’affiche. Sa création a eu lieu à Tokyo en 2016. Saariaho tient compte de la délicatesse de l’instrument dont elle utilise toutefois de multiples ressources, des glissandos aux sons créés par l’attaque des doigts, dans un dialogue subtil avec l’orchestre. Le créateur, Xavier de Maistre, en est le soliste. Hannu Lintu dirige avec précision l’Orchestre symphonique de la Radio finlandaise dans ces trois partitions, dont deux ont été enregistrées en studio en 2017. Pour True Fire, il s’agit d’un live de décembre 2017.

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Un deuxième CD, sous le même label Ondine (ODE 1294-2), est consacré à des morceaux pour violoncelle solo. Cet instrument est l’un des préférés de la compositrice. Dans ce domaine, elle fait preuve de beaucoup d’inventivité quant à la texture harmonique et aux techniques de jeu. On est face à quatre partitions insolites, qui s’étalent sur une vingtaine d’années : Petals (1988), Soins and Spells (1997), Sept papillons (2000) et Dreaming Chaconne (2010). Ces exercices de style tour à tour énergiques, aux rythmes affirmés ou à l’expression sensible ne sont pas exempts d’austérité, même lorsque la virtuosité s’en mêle. Les Sept Papillons ont été composés en partie pendant les répétitions de l’opéra L’Amour de loin à Salzbourg et se nourrissent de l’évocation de ce noble idéal. Ces petites miniatures en  écho à l’œuvre lyrique apparaissent comme de fugaces traits imaginaires autour de la beauté de la vie ; elles sont à la fois denses et fragiles. La moitié de ce CD propose d’autres pièces pour violoncelle solo, œuvres du compositeur et chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen, né en 1958, qui est un ami de Saariaho. Ici aussi, les recherches techniques sont nombreuses, la dextérité est de mise et l’impulsion mélodique est basée sur un dynamisme très chantant qui n’exclut pas la profondeur du propos. Trois partitions, la première, YTA III (Yta = surface en suédois) date de 1986, les deux autres de 2010 : knock, breathe, shine et Sarabande per un coyote. C’est l’Anglaise Wilhelmina Smith qui officie dans ce parcours à la fois intellectuel et engagé. Elle a étudié au Curtis Institute of Music de Philadelphie et a remporté en 1997 le Concours international Leonard Rose pour violoncelle. Son assurance technique se joue à merveille de toutes les difficultés proposées par les deux compositeurs. En milieu de programme, figure une Chaconne du compositeur baroque de Modène Giuseppe Colombi (1635-1694). Cette courte pièce sur laquelle trente-trois compositeurs, dont Saariaho et Salonen, ont été invités à écrire une variation, est considérée comme l’œuvre la plus ancienne destinée à un solo de violoncelle.

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Avec l’album CD/Blu Ray du label belge Cyprès (CYP2624), nous abordons la face multimédia de Kaija Saariaho, confrontée ici à des partitions du même ordre du Français Jean-Baptiste Barrière, né en 1958. Les deux artistes se sont rencontrés à l’IRCAM et ils travaillent souvent ensemble. Ils se partagent le contenu du CD et du Blu Ray. On peut, au choix, écouter sans support visuel ou regarder les images en se gavant du son. Pour Saariaho, c’est d’abord un Nocturne éthéré pour violon seul, écrit au moment de la mort de Lutoslawski, joué en suspension par Aliisa Neige Barrière. NoaNoa pour flûte et électronique est inspiré d’une gravure sur bois de Gauguin portant ce titre tahitien, qui signifie « odeur ». La troisième pièce de Saariaho rappelle encore une fois L’Amour de loin. Conçue pour voix et électronique, Lohn (« lointain » en langue d’oc) s’inspire de textes du troubadour Jaufré Rudel dont on sait que sa passion pour une princesse du Levant le conduisit jusqu’à une seule rencontre avec sa bien-aimée, au moment de sa mort. Cette partition, qui date de 1996 et a été dédiée à Dawn Upshaw, est une aventure sonore hors du commun. Très émouvante, la voix de Raphaële Kennedy sublimise les mots et donne au sentiment amoureux une dimension irréelle. Jean-Baptiste Barrière propose de son côté trois œuvres dans lesquelles les liens avec la peinture  et la littérature sont constants. Dans Crossing the Blind Forest pour flûte basse, piccolo et électronique, il s’inspire à la fois de la pièce Les Aveugles de Maeterlinck et de La Parabole des aveugles de Brueghel ; c’est « une quête à travers les sensations », dit Barrière dans le très intéressant livret. La pièce suivante, Violance pour violon, voix d’enfant et électronique (le « a » renvoie à la différance de Derrida), est fondée sur le Massacre des innocents. Brueghel et Maeterlinck se rejoignent encore, avec en toile de fond les échos d’une berceuse africaine. Tout est ici tension et douleur, c’est à la fois glaçant et d’une fine esthétique, la voix d’enfant apportant un poids tragique très prenant au texte de Maeterlinck adapté par Barrière. Dans la dernière composition, Ekstasis, Louise Michel et Simone Veil, deux femmes engagées, l’une dans la Commune, l’autre dans la Seconde guerre mondiale, sont au centre de cette pièce qui donne son titre général à l’ensemble du concept CD/Blu Ray. Conçue pour voix et électronique, elle met en valeur le texte Pensée dernière de Louise Michel et un poème de Simone Veil, La Porte. La lutte pour la vie, l’espérance et l’amour de l’humanité en sont les thèmes. Encore une fois, Raphaële Kennedy exalte les textes, creusant jusqu’à leurs racines et leur arrachant des accents déchirants. Nous avouons avoir été profondément touché par les six partitions conjointes de Saariaho et Barrière, car elles répondent bien à une autre citation en exergue du livret, un extrait de Neiges de Saint-John Perse : « Je sais qu’aux chutes des grands fleuves se nouent d’étranges alliances, entre le ciel et l’eau. » L’expérience est sonore et sensorielle, elle est aussi philosophique et visuelle puisque le Blu Ray qui est joint montre les six pièces du CD mises en images par Barrière. Cet objet multimedia a été élaboré au moment où se tenait à Paris une exposition de Zao Wou-Ki. Les grands formats de ce peintre passionné de musique sont, selon le livret, « peut-être un analogue, à la térébenthine et à l’huile de lin, du travail de Jean-Baptiste Barrière et Kaija Saariaho, au plus près de ce qui se passe entre composition, interprétation, musique, image, de ce qui connecte celui qui crée avec celui qui reçoit. » On notera aussi deux entretiens filmés au cours desquels les deux compositeurs s’expriment. On aimerait pouvoir disposer un jour de leur transcription écrite.
Le but de la collection « Avec » du label Cyprès tend à développer le dialogue entre les disciplines artistiques. On peut considérer que dans le cas d’Ekstasis, ce but a été atteint dans sa dimension la plus noble et la plus passionnante. D’autant plus que le livret, agrémenté de photographies, est exemplaire, nous restituant les textes dans leur intégralité. Voilà une découverte à ne pas rater !

Jean Lacroix