mercredi 26 juin 2019

Si j’ai aimé, un délicieux récital de mélodies françaises avec orchestre par Sandrine Piau


« Si la vie m’a porté vers des contrées souvent baroques, mes premières émotions musicales ont été nourries de la musique française des XIXe et XXe siècles dont les couleurs orchestrales ravissaient la harpiste que je rêvais de devenir. […] », déclare la soprano Sandrine Piau dans un commentaire du livret qui accompagne ce remarquable CD Alpha (445) consacré à des mélodies avec orchestre dont le projet global est bien défini par le texte explicatif du même livret : « Education sentimentale », signé par Hélène Cao. Le titre Si j’ai aimé est emprunté à un poème de Henri de Régnier, mis en musique par Théodore Dubois (1837-1924), poème dont nous reproduisons un extrait :

Lien vers le CD
[…]
Si j’ai aimé de grand amour,
Triste ou joyeux,
Ce sont tes yeux !
Si j’ai aimé de grand amour,
Ce fut ta bouche grave et douce,
Si j’ai aimé de grand amour,
Ce furent ta chair tiède et tes mains fraîches,
Et c’est ton ombre que je cherche.
[…]

Ce programme comprend quatorze mélodies, entrecoupées par quatre pièces orchestrales sans voix, qui consistent en deux transcriptions de partitions pour piano (Valse très lente de Massenet et Chanson d’autrefois de Pierné), en un extrait de la profonde Symphonie gothique de Godard ainsi qu’en l’élégiaque Aux étoiles de Duparc. Conçu avec un goût certain, destiné à exalter ou à mettre en évidence des sentiments amoureux agréables ou douloureux comme le souvenir, le désir, la séduction, la tendresse ou la solitude, ce récital envoûtant est le fruit d’une collaboration. Les recherches du très actif Palazzetto Bru Zane ont permis, après un travail en bibliothèques, d’exhumer de très nombreuses mélodies négligées qui honorent des musiciens et des écrivains célèbres ou en voie de réhabilitation. Le résultat est une pure merveille, non seulement parce que les œuvres choisies sont de grande qualité, mais aussi en raison de l’investissement de Sandrine Piau, dont la voix aux subtiles inflexions s’adapte à chaque poème et à chaque phrase musicale avec délicatesse, raffinement, charme et élégance.
La notice rappelle que dans la seconde moitié du XIXe siècle, la mélodie française passe du salon privé au concert et que l’orchestre remplace le piano. Les compositeurs prennent conscience de la nécessité de faire appel à des textes d’auteurs de valeur. Dès 1843, Berlioz orchestre ses Nuits d’été, dont la Villanelle  et Au cimetière de Théophile Gautier nous sont ici proposés. La Société nationale de musique donnera ensuite à la mélodie avec orchestre le cadre nécessaire à son émancipation.
Que découvre-t-on dans ce récital ? Des mélodies de Saint-Saëns (Extase et L’Enlèvement de Victor Hugo, Aimons-nous  de Théodore de Banville), Charles Bordes (Promenade matinale de Verlaine), Théodore Dubois (Promenade à l’étang d’Albert Samain et Si j’ai parlé… Si j’ai aimé de Henri de Régnier, déjà évoqué) ou Louis Vierne (les Beaux papillons blancs de Gautier). Mais aussi de petites perles littéraires dénichées par de zélés chercheurs et magnifiées par la musique : Saint-Saëns frôle les Papillons de Renée de Léché, Massenet côtoie un ténébreux Le Poète et le fantôme, Alexandre Guilmant s’affronte à Ce que dit le silence de Charles Barthélemy et Dubois s’extasie Sous le saule de Louis de Courmont.
L’atmosphère générale de ce récital, d’un bel équilibre, dans une atmosphère générale qui associe les élans et les confidences, les saveurs comme les pudeurs, procure un réel bonheur d’écoute, d’autant plus que la partie orchestrale a été confiée au remarquable Concert de la Loge, qui joue sur instruments d’époque et est dirigé par Julien Chauvin. Cet ensemble s’est déjà illustré dans des productions lyriques et a entamé depuis 2016 une intégrale remarquée des symphonies de Haydn pour un autre label.
La complicité avec Sandrine Piau est totale, on passe de l’émerveillement à l’enchantement, de la légèreté à la gravité, de la joie à la tristesse avec, pour le mélomane, le sentiment de vivre l’une ou l’autre étape de sa propre aventure intérieure. Le récital s’achève par l’orchestration par Berlioz de la mélodie de Jean-Paul Egide Martini sur un poème de Jean-Pierre Claris de Florian. Cette partition date des années 1780 et tout le monde a chantonné au moins une fois dans sa vie les deux premiers vers : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment/Chagrin d’amour dure toute la vie. » Ceci nous comble, car c’est à la fois le résumé d’un programme dont nous saluons la magie, mais aussi le reflet de ce que chacun de nous peut connaître. Dans notre existence, qu’y a-t-il de plus exaltant et de plus fort qu’un plaisir d’amour ? Le présent CD en est un, et par définition, il ne peut que durer, puisque la technique moderne nous permet d’y revenir à volonté par le biais de la musique.

Jean Lacroix