« Si la vie m’a porté vers des contrées souvent baroques, mes premières
émotions musicales ont été nourries de la musique française des XIXe et XXe
siècles dont les couleurs orchestrales ravissaient la harpiste que je rêvais de
devenir. […] », déclare la soprano Sandrine Piau dans un commentaire
du livret qui accompagne ce remarquable CD Alpha (445) consacré à des mélodies
avec orchestre dont le projet global est bien défini par le texte explicatif du
même livret : « Education sentimentale », signé par Hélène Cao.
Le titre Si j’ai aimé est emprunté à
un poème de Henri de Régnier, mis en musique par Théodore Dubois (1837-1924),
poème dont nous reproduisons un extrait :
Lien vers le CD |
[…]
Si j’ai aimé de grand amour,
Triste ou joyeux,
Ce sont tes yeux !
Si j’ai aimé de grand amour,
Ce fut ta bouche grave et douce,
Si j’ai aimé de grand amour,
Ce furent ta chair tiède et tes mains fraîches,
Et c’est ton ombre que je cherche.
[…]
Ce programme comprend quatorze
mélodies, entrecoupées par quatre pièces orchestrales sans voix, qui consistent
en deux transcriptions de partitions pour piano (Valse très lente de Massenet et Chanson
d’autrefois de Pierné), en un extrait de la profonde Symphonie gothique de Godard ainsi qu’en l’élégiaque Aux étoiles de Duparc. Conçu avec un
goût certain, destiné à exalter ou à mettre en évidence des sentiments amoureux
agréables ou douloureux comme le souvenir, le désir, la séduction, la tendresse
ou la solitude, ce récital envoûtant est le fruit d’une collaboration. Les recherches
du très actif Palazzetto Bru Zane ont permis, après un travail en
bibliothèques, d’exhumer de très nombreuses mélodies négligées qui honorent des
musiciens et des écrivains célèbres ou en voie de réhabilitation. Le résultat
est une pure merveille, non seulement parce que les œuvres choisies sont de
grande qualité, mais aussi en raison de l’investissement de Sandrine Piau, dont
la voix aux subtiles inflexions s’adapte à chaque poème et à chaque phrase
musicale avec délicatesse, raffinement, charme et élégance.
La notice rappelle que dans la
seconde moitié du XIXe siècle, la mélodie française passe du salon privé au
concert et que l’orchestre remplace le piano. Les compositeurs prennent
conscience de la nécessité de faire appel à des textes d’auteurs de valeur. Dès
1843, Berlioz orchestre ses Nuits d’été,
dont la Villanelle et Au
cimetière de Théophile Gautier nous sont ici proposés. La Société nationale
de musique donnera ensuite à la mélodie avec orchestre le cadre nécessaire à
son émancipation.
Que découvre-t-on dans ce
récital ? Des mélodies de Saint-Saëns (Extase
et L’Enlèvement de Victor Hugo, Aimons-nous de Théodore de Banville), Charles Bordes (Promenade matinale de Verlaine),
Théodore Dubois (Promenade à l’étang
d’Albert Samain et Si j’ai parlé… Si j’ai
aimé de Henri de Régnier, déjà évoqué) ou Louis Vierne (les Beaux papillons blancs de Gautier). Mais
aussi de petites perles littéraires dénichées par de zélés chercheurs et
magnifiées par la musique : Saint-Saëns frôle les Papillons de Renée de Léché, Massenet côtoie un ténébreux Le Poète et le fantôme, Alexandre
Guilmant s’affronte à Ce que dit le
silence de Charles Barthélemy et Dubois s’extasie Sous le saule de Louis de Courmont.
L’atmosphère générale de ce
récital, d’un bel équilibre, dans une atmosphère générale qui associe les élans
et les confidences, les saveurs comme les pudeurs, procure un réel bonheur
d’écoute, d’autant plus que la partie orchestrale a été confiée au remarquable
Concert de la Loge, qui joue sur instruments d’époque et est dirigé par Julien
Chauvin. Cet ensemble s’est déjà illustré dans des productions lyriques et a
entamé depuis 2016 une intégrale remarquée des symphonies de Haydn pour un
autre label.
La complicité avec Sandrine Piau
est totale, on passe de l’émerveillement à l’enchantement, de la légèreté à la
gravité, de la joie à la tristesse avec, pour le mélomane, le sentiment de
vivre l’une ou l’autre étape de sa propre aventure intérieure. Le récital
s’achève par l’orchestration par Berlioz de la mélodie de Jean-Paul Egide
Martini sur un poème de Jean-Pierre Claris de Florian. Cette partition date des
années 1780 et tout le monde a chantonné au moins une fois dans sa vie les deux
premiers vers : « Plaisir
d’amour ne dure qu’un moment/Chagrin d’amour dure toute la vie. » Ceci
nous comble, car c’est à la fois le résumé d’un programme dont nous saluons la
magie, mais aussi le reflet de ce que chacun de nous peut connaître. Dans notre
existence, qu’y a-t-il de plus exaltant et de plus fort qu’un plaisir
d’amour ? Le présent CD en est un, et par définition, il ne peut que
durer, puisque la technique moderne nous permet d’y revenir à volonté par le
biais de la musique.
Jean Lacroix