mercredi 26 juin 2019

La mort de la raison, un voyage musical du XVe au XVIIe siècle avec Giovanni Antonini


Lien vers le cd
Dans la foulée du splendide livre d’art/CD consacré à Léonard de Vinci que nous avons recensé récemment, le label Alpha semble avoir pris goût aux rapprochements entre les arts, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Dans un nouvel album au format habituel, des reproductions de peintures sont à nouveau mises en évidence. Holbein le Jeune, Bosch, Brueghel le Jeune, Le Caravage, Arcimboldo et quelques artistes moins connus du XVe au XVIIe siècle sont du nombre. Ils accompagnent un projet artistique intitulé La morte della ragione (« La mort de la raison »), qui réunit aussi la littérature et la musique. Des réflexions ou des extraits d’œuvres d’Aristote, Erasme, Shakespeare, Pétrarque, Ganassi, Vecchi, Bruno et quelques autres sont mis en miroir avec des textes signés Nietzsche, Gilles Deleuze et Félix Guattari ou Wilhelm Furtwängler. Tous ces morceaux choisis ont un lien direct ou indirect avec la conscience, la raison, la folie ou le monde du bizarre et apparaissent comme la volonté de l’auteur du concept de ce CD (Alpha 450) d’identifier le contenu du programme musical. C’est là que le bât blesse un peu, car si l’intention philosophique, morale ou esthétique est louable, on a du mal à voir la cohérence entre les citations qui semblent quelque peu contreplaquées, comme si elles servaient de prétexte à une aventure sonore qu’il faudrait justifier. Par ailleurs, le texte principal du livret, signé Giovanni Antonini, plutôt musicographique, n’éclaire pas vraiment le sujet ni les choix littéraires, même si le lecteur comprend que « la musique relève elle aussi de ce genre de folie [la privation de la raison], ne serait-ce qu’à cause du mystérieux pouvoir émotionnel qu’elle exerce au-delà de la raison. »
Après avoir indiqué que le programme s’ouvre par un prélude improvisé à la flûte à bec, Antonini fait référence à la deuxième pièce du CD, œuvre d’un anonyme du XVIe siècle, une pavane intitulée La morte della ragione, qui donne son titre à l’ensemble et fait, selon lui, « peut-être allusion au célèbre Eloge de la folie d’Erasme de Rotterdam ». Laissons de côté ces quelques remarques pour nous centrer sur le contenu de cette gravure réalisée en septembre 2017 en Pologne, au Forum National de la Musique de Wroclaw. Car ce contenu est des plus envoûtants. Disons-le d’emblée : nous avons la plus grande admiration pour le travail accompli depuis plus de trois décennies par Giovanni Antonini et Il Giardino Armonico au service de Bach, Haendel, Vivaldi, Mozart ou Haydn (pour ce dernier, le fameux « Projet 2032 » sur lequel nous nous pencherons bientôt). Les interprétations de cet ensemble sur instruments d’époque ont été couronnées par de nombreux prix.
Une fois de plus, nous sommes embarqués dans une magnifique aventure sonore. Afin d’illustrer le propos auquel nous avons fait allusion, Antonini rassemble près de trente pièces instrumentales à la configuration variée, écrites par des compositeurs comme Tye, Josquin Desprez, Agricola, Dunstable, Gabrieli, Gombert, Scheidt et quelques autres. Cet univers est ensorcelant, toute considération explicative oubliée, car il introduit l’auditeur dans des climats tour à tour expressifs, éthérés, joyeux, hypnotiques, héroïques (l’évocation de batailles), solennels, intimes, mystérieux ou populaires. On est plongé dans un passé qui devient le nôtre pendant plus de 70 minutes, car il souligne la complexité de l’être humain et « témoigne peut-être du fait qu’il n’y a pas de véritable opposition dans le dilemme classique entre la raison et le sentiment ». Une expérience esthétique qui ne laisse pas indifférent, en tout cas, et qui doit être considérée comme telle.   


Jean Lacroix