lundi 3 juin 2019

Bach: les cantates de l'apaisement



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Il y a quelques années, le contre-ténor Damien Guillon s’était déjà mesuré avec bonheur aux cantates BWV 35 et 170. Il revient à ce domaine essentiel de l’œuvre de Bach avec deux autres, la célébrissime BW 82  « Ich habe genug » et la BWV 169 « Gott soll allein meine Herze haben ». La première date du 2 février 1727, fête de la Purification de la Vierge. Elle évoque la visite de Marie au Temple au cours de laquelle le vieux Syméon reconnaît en Jésus le Messie. Dès lors, il proclame qu’un sens a été donné à sa vie et qu’il peut quitter celle-ci dans la joie. Par extension, comme son titre le précise (on peut le traduire par Je suis comblé ou par Je suis rassasié), cette cantate s’adresse à tout chrétien qui sait qu’après son existence terrestre, il entrera dans un monde de paix éternelle. Comme le souligne Gilles Cantagrel dans son admirable livre Le Moulin et la Rivière – Air et variations sur Bach (Paris, Fayard, 1998, p. 402), cette partition, « expression privilégiée de la musique familiale, […] relève typiquement du registre de la dévotion privée ». Il faut la voir comme« aria spirituelle plutôt que cantate », ajoute Cantagrel. C’est bien ainsi qu’elle doit être appréhendée, d’autant plus qu’elle ne requiert qu’une seule voix et un nombre réduit d’instruments, parmi lesquels le hautbois joue un rôle voué à une méditation sereine vers la mort. On est tout proche de l’Erbarme dich de la Passion selon Saint Matthieu, qui évoque la nostalgie d’un décès pacifié.

Cette œuvre sublime, souvent interprétée par des barytons (Fischer-Dieskau l’a chantée trois fois, avec Karl Ristenpart, Karl Richter et Helmut Rilling), a été transposée par Bach lui-même en 1731 pour soprano, sans doute à l’intention de son épouse Anna Magdalena. On se souviendra du poignant investissement de Lorraine Hunt Lieberson, trop tôt disparue, mais aussi de Nathalie Stutzmann, ainsi que des contre-ténors René Jacobs, Andras Scholl, Philippe Jaroussky ou Bejun Mehta. Toutes ces versions ont enchanté les mélomanes par un apport annonciateur de bonheurs célestes futurs. Dans le présent CD (Alpha 448), Damien Guillon adopte un ton à la fois doux et rythmé, sur un tempo modéré, qui fascine par une atmosphère de grâce lumineuse et apaisante, dans un registre transparent, soutenu par un effectif restreint dans lequel le hautbois (infinie douceur de Patrick Beaugiraud) se révèle en osmose avec les cordes et le continuo, issus de l’ensemble Le Banquet Céleste. Le deuxième aria Schlummert ein, ihr matten Augen (« Endormez-vous, yeux fatigués ») est d’une absolue beauté, d’une plénitude très émouvante, qui se révèle en adéquation totale avec l’idée d’une berceuse rassurante pour un mourant.  

Trois oeuvres pour orgue solo précèdent la cantate BWV 169, il s’agit des chorals préludes BWV 662 à 664 qui portent le titre global Allein Gott in der Höh sei Ehr (« A Dieu seul Gloire aux Lieux Très Hauts »). L’initiative est judicieuse, car Maude Gratton, qui joue sur un orgue Thomas, traduit l’ornementation délicate de ce triptyque d’une manière subtile. Ce qui permet à la Sinfonia qui ouvre la BWV 169 de se déployer ensuite avec fastes. La thématique de cette partition, écrite pour le 18e dimanche après la Trinité (création le 20 octobre 1726), est elle aussi très spirituelle. Interrogé par les Pharisiens, Jésus développe deux commandements : aimer le Seigneur - d’où le titre « Que Dieu ait seul mon cœur » - et aimer son prochain comme soi-même. Tout comme dans la BWV 82, Damien Guillon fait preuve d’une étourdissante facilité dans le premier récitatif, avant de laisser s’épanouir la confiance en Dieu dans un contexte radieux qui emporte l’adhésion. Dans le choral final, c’est un quatuor vocal qui est en place. On est heureux d’y trouver de parfaits complices en Céline Scheen, Nicholas Scott et Benoît Arnould. Ce CD, servi par une nouvelle prise de son exemplaire de Aline Blondiau, se clôture par une autre prestation soliste de Maude Gratton : l’impressionnant Prélude et fugue BWV 543, dont la majesté s’inscrit dans un projet éditorial bien conçu. Le résultat est à la hauteur des ambitions.

C’est le Banquet Céleste, nous l’avons précisé, qui est ici à la manoeuvre. Fondé en 2009 par Damien Guillon en hommage à sa Bretagne natale, cet ensemble à géométrie variable est en résidence à l’Opéra de Rennes depuis 2015. D’autres aventures remarquées (une Madeleine au pied du Christ  de Caldara récemment, pour le même label) ont précédé celle-ci, dont l’enregistrement a été réalisé en novembre 2018 dans l’église réformée du Bouclier, située en plein coeur de Strasbourg.

Jean Lacroix