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Il y a quelques années, le contre-ténor Damien Guillon
s’était déjà mesuré avec bonheur aux cantates BWV 35 et 170. Il revient à ce
domaine essentiel de l’œuvre de Bach avec deux autres, la célébrissime BW
82 « Ich habe genug »
et la BWV 169 « Gott soll allein
meine Herze haben ». La première date du 2 février 1727, fête de la
Purification de la Vierge. Elle évoque la visite de Marie au Temple au cours de
laquelle le vieux Syméon reconnaît en Jésus le Messie. Dès lors, il proclame
qu’un sens a été donné à sa vie et qu’il peut quitter celle-ci dans la joie.
Par extension, comme son titre le précise (on peut le traduire par Je suis comblé ou par Je suis rassasié), cette cantate
s’adresse à tout chrétien qui sait qu’après son existence terrestre, il entrera
dans un monde de paix éternelle. Comme le souligne Gilles Cantagrel dans son
admirable livre Le Moulin et la Rivière –
Air et variations sur Bach (Paris, Fayard, 1998, p. 402), cette partition,
« expression privilégiée de la
musique familiale, […] relève typiquement du registre de la dévotion
privée ». Il faut la voir comme« aria spirituelle plutôt que
cantate », ajoute Cantagrel. C’est bien ainsi qu’elle doit être
appréhendée, d’autant plus qu’elle ne requiert qu’une seule voix et un nombre
réduit d’instruments, parmi lesquels le hautbois joue un rôle voué à une
méditation sereine vers la mort. On est tout proche de l’Erbarme dich de la Passion
selon Saint Matthieu, qui évoque
la nostalgie d’un décès pacifié.
Cette œuvre sublime, souvent interprétée par des barytons
(Fischer-Dieskau l’a chantée trois fois, avec Karl Ristenpart, Karl Richter et
Helmut Rilling), a été transposée par Bach lui-même en 1731 pour soprano, sans
doute à l’intention de son épouse Anna Magdalena. On se souviendra du poignant
investissement de Lorraine Hunt Lieberson, trop tôt disparue, mais aussi de
Nathalie Stutzmann, ainsi que des contre-ténors René Jacobs, Andras Scholl,
Philippe Jaroussky ou Bejun Mehta. Toutes ces versions ont enchanté les
mélomanes par un apport annonciateur de bonheurs célestes futurs. Dans le
présent CD (Alpha 448), Damien Guillon adopte un ton à la fois doux et rythmé,
sur un tempo modéré, qui fascine par une atmosphère de grâce lumineuse et
apaisante, dans un registre transparent, soutenu par un effectif restreint dans
lequel le hautbois (infinie douceur de Patrick Beaugiraud) se révèle en osmose
avec les cordes et le continuo, issus de l’ensemble Le Banquet Céleste. Le
deuxième aria Schlummert ein, ihr matten
Augen (« Endormez-vous, yeux fatigués ») est d’une absolue
beauté, d’une plénitude très émouvante, qui se révèle en adéquation totale avec
l’idée d’une berceuse rassurante pour un mourant.
Trois oeuvres pour orgue solo
précèdent la cantate BWV 169, il s’agit des chorals préludes BWV 662 à 664 qui
portent le titre global Allein Gott in
der Höh sei Ehr (« A Dieu seul Gloire aux Lieux Très
Hauts »). L’initiative est judicieuse, car Maude Gratton, qui joue sur un
orgue Thomas, traduit l’ornementation délicate de ce triptyque d’une manière
subtile. Ce qui permet à la Sinfonia qui ouvre la BWV 169 de se déployer
ensuite avec fastes. La thématique de cette partition, écrite pour le 18e
dimanche après la Trinité (création le 20 octobre 1726), est elle aussi très
spirituelle. Interrogé par les Pharisiens, Jésus développe deux
commandements : aimer le Seigneur - d’où le titre « Que Dieu ait seul
mon cœur » - et aimer son prochain comme soi-même. Tout comme dans la BWV
82, Damien Guillon fait preuve d’une étourdissante facilité dans le premier
récitatif, avant de laisser s’épanouir la confiance en Dieu dans un contexte
radieux qui emporte l’adhésion. Dans le choral final, c’est un quatuor vocal
qui est en place. On est heureux d’y trouver de parfaits complices en Céline
Scheen, Nicholas Scott et Benoît Arnould. Ce CD, servi par une nouvelle prise
de son exemplaire de Aline Blondiau, se clôture par une autre prestation
soliste de Maude Gratton : l’impressionnant Prélude et fugue BWV 543, dont la majesté s’inscrit dans un projet
éditorial bien conçu. Le résultat est à la hauteur des ambitions.
C’est le Banquet Céleste, nous
l’avons précisé, qui est ici à la manoeuvre. Fondé en 2009 par Damien Guillon
en hommage à sa Bretagne natale, cet ensemble à géométrie variable est en
résidence à l’Opéra de Rennes depuis 2015. D’autres aventures remarquées (une Madeleine au pied du Christ de
Caldara récemment, pour le même label) ont précédé celle-ci, dont
l’enregistrement a été réalisé en novembre 2018 dans l’église réformée du
Bouclier, située en plein coeur de Strasbourg.
Jean Lacroix