lundi 3 juin 2019

Schubert, inépuisable...


Inépuisables richesses de la musique de chambre de Schubert

Le lien vers le CD est ICI
Deux productions récentes concentrées sur des partitions parmi les plus riches de la musique de chambre viennent nous rappeler que des interprétations nouvelles sont toujours les bienvenues, même si elles viennent s’inscrire dans une discographie qui recèle maints trésors et des références dites « incontournables ».
Le label Alpha (461) propose l’Octuor en fa majeur D. 803, chef-d’œuvre s’il en est, qui révèle avec intensité l’invention mélodique et la richesse de l’harmonie du compositeur. Ecrit au début de l’année 1824, il est le résultat d’une commande pour les soirées organisées à domicile par le comte Ferdinand Troyer, intendant de l’archiduc Rodolphe, qui figurait parmi les exécutants. La commande en question, comme le raconte Brigitte Massin dans sa biographie de Schubert (Paris, Fayard, 1977, p. 1051) : « […] devait être très précise : réaliser une œuvre dans l’esprit du populaire Septuor de Beethoven ». En six mouvements, comme le modèle suggéré. La partition, ainsi que les deux autres qui compléteront notre critique, est trop connue pour se perdre dans le dédale d’explications complémentaires. Le présent enregistrement a été confié à l’ensemble Anima Eterna Brugge et réalisé en octobre 2018. Disons-le d’emblée : il est du genre à provoquer des avis en sens divers. La meilleure preuve est l’opinion de la revue Classica du mois de mai de cette année (n° 212, p. 104) qui émet des réserves sous la plume du chroniqueur, Tristan Labouret. Celui-ci se déclare convaincu par les mouvements vifs, mais considère que « la ligne mélodique manque régulièrement de relief, notamment dans les mouvements lents ». Réserves que nous ne partageons pas, car l’audition répétée nous a confirmé que « l’absence de souffle » reprochée par le même commentateur ne nous apparaît pas, et qu’au contraire, l’approche des huit instrumentistes révèle partout un enthousiasme communicatif, un allant sans chute de tension, une vision chambriste complice au plus haut point, une cohésion dans la plasticité des lignes ainsi qu’un sens poétique développé. Ce n’est sans doute qu’une question de détails dans la conception que chaque auditeur pourra appréhender, mais il est certain que la « sécheresse très beethovenienne » que souligne par ailleurs comme « bienvenue » le même critique, est efficace et s’inscrit dans un esprit viennois qui accentue la subtilité des nuances.
Notre conclusion est donc très positive, d’autant plus que le couplage est original et judicieux. Le Septuor de Berwald, donné à Stockholm en 1828, est peut-être « la version révisée d’un autre septuor du même auteur déjà joué en public en 1818 et 1819, et maintenant perdu », précise la notice du livret. Peu importe. Ce complément est idéal car non seulement, il rappelle la structure de l’opus du maître de Bonn, achevé en 1800, mais il est surtout un bonheur d’écoute. Plaisir, souplesse, invention mélodique, lyrisme fin et humour primesautier sont l’apanage d’une partition dont le projet esthétique est manifeste et qui fait la démonstration que Berwald est bien le futur symphoniste de qualité qu’il sera dans les années 1840. L’interprétation est brillante et donne à découvrir cette page peu connue dans des conditions optimales. Revenons une dernière fois à l’Octuor schubertien, pour évoquer sa discographie. Par le passé, l’Academy of St Martin in the Fields et surtout l’Ensemble de la Philharmonie de Vienne dans une gravure mythique des années 1950 ont fixé des standards de référence ; l’Anima Eterna Brugge n’a pas à rougir devant eux. C’est dire tout l’intérêt du présent CD, que nous conseillons sans hésiter.

Lien vers le CD
Il faut encore monter d’un cran pour évoquer un album de deux CD Audite (23.443) qui propose deux autres sommets schubertiens : le Quatuor n° 14 D. 810 « La Jeune Fille et la Mort » couplé au Quintette à cordes D. 956. C’est le Quatuor de Crémone qui officie, auquel vient s’ajouter pour le quintette Eckart Runge, qui joue sur un des rares violoncelles conservés des frères Amati. Nous touchons ici à la perfection instrumentale. Le Quatuor de Crémone, qui utilise de son côté pour la première fois les quatre Stradivarius de l’ancien Quatuor Paganini, a déjà gagné ses titres de noblesse dans une passionnante intégrale de Beethoven, mais aussi dans Bartok, Haydn ou Saint-Saëns. Sa version de « La Jeune Fille et la Mort » nous plonge tout de suite dans le drame par une tension fiévreuse qui ne se démentira pas pendant la petite quarantaine de minutes que dure cette aventure musicale qui étreint le cœur et l’âme. La qualité instrumentale, la splendeur sonore, l’ampleur de la vision, la vigueur des rythmes côtoient sans cesse une émotion intense que nous avons rarement autant ressentie. L’Andante con moto, qui sourd comme d’une angoisse latente, est poignant. On retrouve dans toute l’interprétation le grand geste chambriste, incisif, nerveux, tendu, celui qui tient en haleine et fascine par son poids d’intensité. Même impression dans le Quintette dont la puissance expressive est la résultante d’une complicité fervente, d’un engagement sans concession et d’une conception dans laquelle les couleurs viennent s’ajouter à une ligne formelle rigoureuse. Le violoncelle d’Eckart Runge, qui enseigne notamment à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth et a été le fondateur du Quatuor Artémis, s’intègre avec noblesse au discours de ses collègues occasionnels : le son est ample et généreux, le timbre sensible, la pureté et l’élégance sont au rendez-vous. Il est certain que l’association du quatuor et du soliste est le résultat d’une démarche positive au cours de laquelle les cinq intervenants ont privilégié une approche souveraine qui rend justice à ces pages sublimes.

Les conclusions s’imposent d’elles-mêmes : les deux productions nous séduisent par leur tenue et leur hauteur de vue. Si un choix (douloureux) devait être fait, nous conseillerions comme premier achat l’album Audite, mais comment résister à l’ambiance du CD Alpha ?


Jean Lacroix