mardi 31 mars 2020

Dans la sonothèque: Monique Dorsel en avril 2009 évoque l'histoire du théâtre Poème à Bruxelles

En parcourant les rayons virtuels et sonores de espace-livres.be, nous avons retrouvé cette interview que Monique Dorsel accordait à Edmond Morrel en avril 2009, l'année où elle prenait sa retraite de la direction du théâtre qu'elle avait créé, quatre décennies plus tôt. 

Voici l'article tel qu'il accompagnait alors l'interview sonore que nous avons mis en ligne ur soundcloud, où elle est désormais plus facilement accessible.

Aujourd’hui, le Théâtre Poème reprend ses activités. Dès le lendemain du confinement, nous pourrons y retourner et découvrir les programmes que nous préparent les nouveaux animateurs du lieu, SÉBASTIEN ROMIGNON-ERCOLINI et MICHEL BERNARD


Article paru en avril 2009

Avec les représentations de "Oh les beaux jours", une boucle de plus de 40 ans d’activités littéraires, philosophiques et théâtrales se referme. En théâtre, elle avait débuté avec le "Molly Bloom" de James Joyce (mis en scène par Jacques De Decker) pour se clôturer avec la pièce de Samuel Beckett (mis en scène par Charles Gonzales).
Au cours de l’entretien qu’elle m’ accordé, Monique Dorsel évoque ces années-là, consacrées au texte, qu’il soit littéraire, dramatique ou philosophique. Elle nous parle de Joyce et Beckett, mais aussi de Duras, de Kafka, de Mertens, de De Decker, de Barthes, de Michelet. Elle salue le travail des jeunes auteurs qui lui ont fait confiance et, bien sûr, de celui qui donne en cette fin de saison, une magnifique version de "Salomé", un lamento signé Frank Pierobon. Ce dernier évoquera dans un prochain entretien ce très beau texte qu’il a écrit dans le prolongement de celle d’Oscar Wilde et qui sera donnée au Théâtre Poème à partir du 24 avril..
Edmond Morrel a également rencontré Charles Gonzales qui joue le rôle de "Salomé" dans la pièce de Pierobon et celui de Willie dans "Oh les Beaux Jours !". Il met également en scène ces deux spectacles. Il nous parle de ’lun et de l’autre, mais surtout du Théâtre Poème et de Monique Dorsel. Il nous donne sa belle définition du théâtre : "une pensée mise en lumière", il nous parle de ses amis disparus, Maria Casarès et Alain Cuny, mais aussi de Samuel Beckett qu’il a longtemps et régulièrement fréquenté.
Enfin, Espace-Livres vous propose de lire ci-dessous l’éditorial du dernier numéro du "Mensuel littéraire et poétique". Cette revue annonçait et présentait (depuis 1968 !!!) les différents rendez-vous que le Théâtre Poème fixait aux habitués de la Rue d’Ecosse : des représentations théâtrales, des rencontres littéraires ou philosophiques, des activités éducatives, des séances théâtrales qui mêlaient l’exigence des choix et la convivialité du partage.

Edmond Morrel, avril 2009







La bonne nouvelle (jour 6): un texte de Julos Beaucarne paru en 2010 dans le numéro 275 de Marginales


C'est dans le numéro 275, paru à l'été 2010, que nous avons déniché un court texte de Julos Beaucarne. 
Faut-il encore présenter le poète d'Ecaussinnes dont la voix mériterait d'être ré-écoutée en ces jours où la limpidité du coeur et la générosité de l'esprit sont plus nécessaires que jamais. Il se présentait à sa manière en 2010: 

Je m’appelle Julos. Toute ressemblance avec des personnes ayant déjà vécu est purement fortuite. Je vis en compagnie de six milliards et demi de femmes et d’hommes. J’espère que je n’ai oublié personne.À bord du vaisseau spatial « Terre », j’habite de temps en temps au 2 rue des Brasseries à 1320 Tourinnes-la-Grosse, longitude 4°44 54, latitude 50° 46 45, en Brabant Wallonie Belgique. Les rayons du Soleil, quand il y en a, mettent huit minutes pour me parvenir. Vous savez tout sur moi maintenant." 

Le texte Pour être dans le coup, écris un haïku que Julos nous offrit pour ce numéro, est suffisamment court pour que nous le publiions ici dans son intégralité, tout en vous invitant à aller vous aussi picorer dans ce numéro dont le titre générique est :" Déconstructions européennes".  Parmi les autres récits, vous trouverez les textes de Philippe Jones, Colette Nys-Mazure, Alain Dartevelle, Dominique Costermans, Jehanne Sosson, Nadine Monfils, André-Marcel Adamek, Dimitri Dostkine...et d'autres encore

Dans son éditorial, Jacques De Decker évoque avec ferveur la capitale de l'Europe. Nous avons retenu ce fragment mais, bien entendu, le texte intégral mérite une relecture : 

"Car l’une des bonnes idées — et il y en eut d’autres — à la base de l'édification (de l'UE) fut d’imaginer, sans décret ni ukase, d’installer son centre à Bruxelles, que l’histoire désignait de longue date pour ce rôle. Une ville d’où Charles Quint, sans satellite ni internet, estimait pouvoir gouverner un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais avait quelques atouts pour servir de point de ralliement aux membres du club européen, qui étaient six à l’origine et qui ne cesseraient de se multiplier depuis. Elle assuma ce rôle sans vanité aucune, et d’ailleurs s’accommoda longtemps d’un statut clandestin, se donnant le temps de s’imposer peu à peu comme une évidence, assurant autant l’intendance que l’art de vivre qui conditionne le succès. 
Cela supposait que la ville, qui n’est pas cernée par une banlieue bétonnée, mais s’effrange délicatement dans les bocages et les forêts, puisse souplement se répandre dans ses abords. C’était compter sans le carcan que les Flamands entendaient lui imposer, au nom d’une pureté ethnique aux relents les plus délétères. Car il ne s’agit pas seulement, nous le savons maintenant, d’apprendre leur langue pour se faire accepter, mais de pouvoir faire état de liens consanguins avec la population élue… " 
Jacques De Decker, été 2010.

A nouveau, l'actualité de ces fictions prouve l'intemporalité de l'imaginaire et son universalité.

Jean Jauniaux, le 31 mars 2020



Le texte de Julos Beaucarne:


Pour être dans l’coup, écris un haïku 


Pour être dans le coup 
Écris un haïku (prononcez haïkou) 
L’Europe est à tes g’noux

C’est que j’en ai vu des volcans! D’abord dans le Petit Prince quand j’étions petit, ça ne fait pas un siècle mais presque… quand même. De mémoire, jamais je ne vis un volcan aussi déchaîné que celui-ci, tout d’abord, il avait un nom imprononçable… c’est un signe… J’ai vu le Fuji Yama en Japonie, il était si tranquille qu’on se disait qu’on pouvait l’apprivoiser, le caresser avec prudence car on nous avait dit à l’école que les volcans, ça pouvait cracher comme les lamas à tout moment mais le Fuji Jama n’avait aucune velléité, il ne crachait pas ses poumons de feu et d’acier. Mais ce volcan terriblement islandais dont vous avez, je crois, entendu parler, à moins que vous ne soyez totalement sourds, ce volcan se la pétait grave, il crachait ses poumons de feu à longueur de jour et de nuit, il crachait et il était ravi, il faut savoir que si les crachats du volcan rentrent dans les tuyères des avions à réaction, ils peuvent provoquer l’extinction de la motorisation: l’arrêt des moteurs en quelque sorte, l’avion plane encore… pas de panique mais ça ne peut pas continuer durer… Avez-vous déjà entendu parler du volcan BHV: c’est un volcan qui crache et vocifère, un volcan sorti de chez nous, de notre terre, notre «terra nostra», il a jailli comme un geyser, il a poussé dans ce plat pays qui est le vôtre et le mien, si vous le voulez bien. Ceux qui se sont autoproclamés BHV ont un caractère volcanique… Ils veulent tout et surtout tout de suite, dans BHV, il y a «hache», ils insultent à la porte de l’ancienne Belgique. Il en est un appelé «démineur» qui devait être un facilitateur, il avait des réserves et pouvait tenir encore mais exténué et tenaillé par la peur, il passa la main au premier ministre pour qu’il fasse élégamment un dernier tour de piste. Et là j’arrive au terme de ce petit billet, si la Belgique ferme que va-t-il se passer?… Qui va prendre le relais? Les grands magasins Carrefour peut-être? À suivre…

Dites, que se passerait-il si les oiseaux qui chantent en français et en wallon traversaient à tire-d’aile la frontière linguistique et faisaient leurs nids sur des arbres de Flandre comme l’ont fait depuis longtemps les oiseaux qui venaient de Flandre et se posaient sur les arbres wallons sans que personne n’y trouve à redire. La nature des oiseaux, c’est de voler, de chanter et de faire leurs nids et d’avoir des petits. Dites? Va-t-on construire une grande muraille entre Flandre et Wallonie comme en Palestine? Ce serait beaucoup de bruit pour rien, beaucoup d’argent, avec cet argent dans un premier temps, on pourrait payer des traductrices et des traducteurs, des médiateurs et tout se passerait merveilleusement et la Belgique serait alors le vrai laboratoire de l’Europe et qui sait même du monde. Si la Belgique ne fait pas ce grand pas, elle se met en péril et l’Europe en son entier avec elle…

Et si nous devenions enfin des adultes? Ne déconstruisons pas l’Europe.






lundi 30 mars 2020

La bonne nouvelle du jour: un texte de Véronique Bergen extrait de Marginales 261 (Printemps 2006)


Pour cette nouvelle bonne nouvelle du confinement, nous avons choisi un texte de Véronique Bergen Montage d'incipit. Il est paru dans le numéro 261 de la revue, daté du printemps 2006. Sous le titre   générique de Mobrandt et Remzart, le numéro réunit des nouvelles inspirées par les vies et oeuvres du peintre et du musicien. Cette livraison de Marginales propose des textes d'auteurs/trices aussi divers que Huguette de Broqueville (qui fut présidente de PEN Belgique pendant ne nombreuses années), Philippe Jones, Stéphane Lambert, Bérengère Deprez, Alain Bosquet...
L'éditorial de Jacques De Decker est particulièrement inspiré par cette thématique-  en dehors de l'actualité sociale ou politique, belge ou internationale- , qui n'en est pas moins universelle. 
Jean Jauniaux, le 30 mars 2020.

Vers le site de ce numéro de Marginales


"(...) Ces deux esprits, dont les célébrations coïncident cette année, ne sont pas seulement séparés par leurs sociétés, leurs milieux, leurs arts et leurs époques. L’Amstellodamois est un pessimiste, le Salzbourgeois un optimiste. Le premier se découvre néanmoins de puissantes consolations qui n’ont rien de spectaculaire, qui sont de l’ordre de l’expérience intérieure. Le second va de déconvenues en déconvenues, parce que la vie n’est pas un perpétuel festival. Il est donc un point où ils se croisent : là où le peintre découvre qu’au fond des ténèbres il y a de la grâce, là où le musicien s’avise que toutes les grâces ne dissipent pas l’inquiétude. Et à ce carrefour-là, nous les retrouvons tous autant que nous sommes, parce que nous sommes traversés par les mêmes questions, tout éloignés d’eux que nous soyons. Et rongés par le regret de n’être plus leurs contemporains, même si eux, ou du moins ce qu’ils ont créé, sont chargés de cette force durable qui défie les atteintes des âges."


Montage d’incipit
Véronique Bergen 2006

"Ma certitude ? Que l’homme fuit l’asphyxie, que, sans cesse à mes côtés s’agite le Démon. Que, pourtant, le chant du coq, l’aube, les chiens qui aboient, la clarté qui se répand, l’homme qui se lève, la nature, le temps, le rêve, la lucidité, tout est féroce. Les hommes, il faut les voir d’en haut. Même les dieux morts gouvernent. Même les malheureux craignent pour leur bonheur. Langue du rêve. Langue du passé. Aidez-moi à sortir de ce puits, à me débarrasser du cliquetis dans mon crâne… Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes : après moi, la langue ne sera plus tout à fait la même. Elle entrera dans une nuit remuante. J’aime à dire. Mieux encore, j’aime à enfiler les mots. Là où d’autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit. La vie est de brûler des questions. Ce monde a quelque chose de bon : il suffit de le considérer pour être aussitôt guéri de l’antique peur de le perdre."


La chronique de Jean Lacroix: La musique fascinante d’Erkki-Sven Tüür

     


On a parfois tendance à résumer la musique estonienne de notre temps à la figure d’Arvo Pärt. Ce serait dommage de ne s’arrêter qu’à lui, car il existe d’autres créateurs importants, dont les noms sont moins connus chez nous, mais dont la qualité de l’œuvre est indiscutable. Parmi eux, Erkki-Sven Tüür s’inscrit au premier plan. Né en 1959 à Kärdla, sur l’île estonienne de Hiimuaa, il étudie la percussion et la flûte au Conservatoire de Tallinn avant de se lancer dans la composition. En 1979, il fonde un groupe de rock avec lequel il travaille pendant quatre ans, avant de se consacrer entièrement à la création. L’une de ses partitions les plus attachantes est un opéra de 2001, Wallenberg, qui évoque la figure héroïque de ce diplomate suédois qui sauva de nombreux Juifs hongrois pendant la seconde guerre mondiale avant de mourir dans un camp d’internement soviétique à une date imprécise.
Vers le CD


Attiré avant tout par la musique instrumentale, Tüür est l’auteur de neuf symphonies, de partitions diverses pour grand orchestre ou pour cordes, de plus d’une dizaine de concertos et de musique de chambre. La notice du livret fait état d’une réflexion de Tüür quant à sa démarche fondamentale, qu’il résume en une formule claire : « La musique doit tout avoir - puissance irrésistible, lumière éclatante, douceur infinie, et obscurité la plus profonde, fureur, douleur, remords. Tout ce qui nous rend humains, et la tendre touche de l’amour rédempteur. » Un nouveau CD Alpha (595) confirme cet acte de foi à travers trois pages récentes, dont l’audition relève de la subjugation. Il faut savoir que, depuis ses études, le compositeur est lié d’amitié avec le chef d’orchestre Paavo Järvi, qui a été notamment directeur musical de l’Orchestre de Paris. Järvi a fondé en 2011 l’Estonian Festival Orchestra, dont les qualités élevées ont été reconnues très vite par la critique internationale, et qui a effectué des tournées dans le monde entier. On a pu le découvrir à Bruxelles en 2018, lorsque la phalange est venue avec son chef fondateur donner en concert une commande du gouvernement estonien pour célébrer le centième anniversaire de la république d’Estonie, en l’occurrence la Symphonie n° 9 « Mythos » de Tüür, dont le compositeur explique lui-même la genèse dans la notice : « Les processus qui conduisent à l’essor d’une conscience nationale et à l’indépendance sont toujours enracinées dans un abondant fonds mythologique, et c’est à ces strates sous-jacentes que j’ai voulu faire allusion dans ma composition. D’où le titre. Bien entendu, j’ai pensé aux divers récits de la création, y compris les mythes de la création de l’oiseau aquatique des tribus finno-ougriennes. La symphonie part de rien, d’une sombre étendue d’eau avant la création, ou d’un chaos primitif antérieur même au Big Bang, si l’on veut. » Cette page de près de trente-cinq minutes est fascinante par les univers sonores qu’elle exploite, dans un mélange de complexité instrumentale qui fait appel à toutes les ressources d’un orchestre scintillant. C’est une plongée dans un monde à la fois mystérieux et irradiant de lumière, ponctué par des percussions impressionnantes qui rappellent la formation initiale de Tüür. L’auditeur traverse cette partition avec le sentiment d’avoir vécu la gestation progressive de sa propre construction vitale. Une des plus belles symphonies de notre temps, assurément.

Suit une courte pièce, Incantation of Tempest, qui date de 2015, équivalent d’une ouverture de concert, au cours de laquelle les forces orchestrales s’entrechoquent et s’entremêlent dans un contexte de fureur et de tension électrique. Elle révèle le goût de Tüür pour la puissance contrôlée. On découvre encore Sow the Wind… (« Semer le vent »), page orchestrale créée à la Philharmonie de Paris en 2015 par Paavo Järvi, qui fait allusion à un verset du chapitre VIII du Livre d’Osée « Ils sèment le vent, ils récolteront la tempête. » et aux bouleversements de notre planète en termes de changements climatiques, de migrations humaines ou de montées des extrémismes. C’est une partition plus lancinante, que Tüür qualifie de « poème symphonique à programme », au cours de laquelle il transporte l’auditeur d’un univers menaçant à séquences parfois répétitives vers des progressions dynamiques qui vont peu à peu amener la masse orchestrale, à travers différentes strates, à un développement apocalyptique avant de se dissiper dans un bref silence. Très impressionnant et très saisissant !

Les enregistrements de ces partitions envoûtantes ont été réalisés lors de trois concerts différents, entre juillet 2016 et juillet 2019. Paavo Jârvi et l’Estonian Festival Orchestra font ici une démonstration exemplaire de leurs qualités interprétatives. La remarquable prise de son rend justice à cet univers à la fois dramatique et sensible, dont la réflexion philosophique liée à la musique s’impose comme une évidence. C’est en tout cas une découverte qu’aucun amateur de matière orchestrale ne peut négliger.

Jean Lacroix