mardi 3 mars 2020

Asraël, la symphonie tragique de Josef Suk

                  
Le compositeur Josef Suk (1874-1935), gendre d’Antonin Dvorak, est aussi le grand-père d’un célèbre violoniste qui porte le même nom et prénom que lui. Ceci ressemble à une tradition familiale car, issu d’un milieu de musiciens, son père, chef de chœur et instituteur, s’appelait aussi Josef Suk ! Le jeune homme étudie au Conservatoire de Prague, où il va rencontrer son futur beau-père, le créateur de la Symphonie du Nouveau-Monde, auprès duquel il étudie la composition. Après son mariage en 1898 avec Otilia, il devient second violon du Quatuor Wihan, qui va devenir célèbre sous le nom de Quatuor tchèque, et avec lequel il va travailler pendant près de quarante ans. Il fera carrière dans l’enseignement et deviendra à deux reprises recteur du Conservatoire de Prague. Influencé par Dvorak et par l’écriture romantique, mais tenté parfois aussi par une certaine forme d’atonalité, il composera un grand nombre de partitions pour orchestre, pour musique de chambre et pour piano.


Le bonheur qu’il vit avec son épouse Otilia s’arrête, lorsque celle-ci décède en 1905, un an après Dvorak. Suk n’a que trente et un ans et, accablé de chagrin par cette nouvelle perte, il va développer dans ses œuvres une morbidité et une révolte contre le destin, qui vont se traduire dès 1906 dans une monumentale Symphonie n° 2, sous-titrée Asraël, nom de l’Ange de la mort dans la tradition hébraïque. En 1898, Suk avait composé une musique de scène, dont il avait tiré une suite symphonique, Pohadka (« Conte »), dans laquelle il est question d’un amour fidèle, mais marqué par la souffrance et le décès de l’héroïne. Lorsqu’il compose sa deuxième symphonie, Suk reprend un thème de cette suite, celui de la Mort, qui va être développé dans le mouvement initial, Andante sostenuto, longue plainte majestueuse de plus de quinze minutes s’achevant par une gradation d’un effet saisissant, qui produit une impression très forte sur l’auditeur. C’est un autre Andante que contient le deuxième mouvement, marqué par l’effroi de la mort, avec une citation du Requiem de Dvorak. On est dans l’esprit d’une marche funèbre, pénétrante et lancinante, qui va se transformer dans le Vivace du troisième mouvement en un univers fantastique, qui fait penser à des cauchemars ou à des rêves tourmentés.

Josef Suk dédie l’Adagio du quatrième mouvement à son épouse disparue ; il écrit cette page sous le coup du désespoir. C’est une pièce intimiste, au cours de laquelle le violon solo esquisse un portrait tendre et poignant de la femme aimée. La douleur est palpable, presque concrète. Pourtant, le compositeur tente de retrouver la sérénité dans un élan final, un cinquième mouvement, dont l’Adagio e mesto conclusif évoque à la fois la résignation et l’impossibilité de lutter contre la cruauté du sort. Cette partition tragique, qui relève de la confession personnelle et sans doute de la catharsis, a été considérée par des commentateurs comme empreinte de l’héritage mahlérien, dans un climat expressionniste marqué. Son audition se révèle en tout cas une aventure émotionnelle dont on ne sort pas indemne.

Les chefs d’orchestre tchèques sont à la tête d’une discographie très réussie : de Vaclav Talich en mai 1952, extraordinaire avec la Philharmonie Tchèque, jusqu’à nos jours, avec Jiri Belohlavek, disparu en 2017, lui aussi à la tête de la même phalange, ils ont le mieux traduit cet univers douloureux. Le label BR Klassik (900188) en propose une version de concert, à la Philharmonie de Munich en octobre 2018, par une autre baguette tchèque, Jakub Hrusa, à la tête de l’Orchestre Symphonique des Bayerischen Rundfunks. Directeur musical de l’Orchestre symphonique de Bamberg, ce chef, né à Brno en 1981, prend à bras-le-corps la partition dont il souligne avec passion toutes les insurmontables afflictions comme la volonté d’un avenir qui, au-delà de la Mort, permet encore d’envisager espoir et lumière. Une très belle version live, qui permet aux superbes pupitres de Munich de s’inscrire en bonne place dans une discographie jusqu’alors dominée par les Tchèques. Mais il est vrai qu’à leur tête, c’est encore un Tchèque qui se manifeste dans son arbre généalogique.

Jean Lacroix