mercredi 25 mars 2020

La bonne nouvelle (Jour 3): "Le poivre des livres" de Luc Dellisse, paru dans Marginales 239 / automne 2000



La nouvelle, ce genre si méprisé par celles et ceux qui souvent ne se sont pas adonnés à sa lecture, ferait-elle partie bientôt de l'inventaire des préjugés auxquels nous aurons renoncé lors du confinement? Quelle bonne nouvelle ce serait...! 
Pour encourager ce mouvement, je vous propose chaque jour de découvrir une nouvelle publiée dans la revue MARGINALES. Celle-ci, fondée en 1945 par Albert Ayguesparse, est depuis 1998 dirigée par Jacques De Decker. 
Chaque trimestre,  Jean Jauniaux, (rédacteur en chef de la revue et auteur de nouvelles lui-même), envoie une lettre d’invitation décrivant la thématique imposée aux écrivains par Jacques De Decker qui sont libres de traiter à leur façon, mais sous forme de fictions courtes, le sujet « imposé ». Sont passés ainsi en revue aussi bien les grands dossiers de géopolitique mondiale, européenne ou belge que  des questions culturelles ou de société. 
L’ensemble des numéros de MARGINALES est accessible sur le site www.marginales.be . Le prochain numéro proposera à ses lecteurs des nouvelles sous le titre générique: "de virus illustribus" (syntaxe latine délibérément erronée). 
Jean Jauniaux, Rédacteur en chef
le 24 mars 2020



La nouvelle que nous vous proposons de (re)lire aujourd'hui est extraite du numéro 239, un numéro dont le titre générique est  Wallonie revue, Wallonie rêvée .
La nouvelle  s'intitule "Le poivre des livres". Elle est signée de Luc Dellisse dont viennent de paraître "Le sas" (Editions Traverses ) et " Un sang d'écrivain"  (Editions La Lettre volée )



















Parmi les auteurs figurant au générique de ce premier numéro consacré à la Wallonie, figurent (entre autres...) Anne-Marie Lafère, Françoise Lison-Leroy, Nicolas Ancion, Charles Bertin, Daniel Simon, Véronique Bergen, Eric Brogniet, ...



Voici les premières lignes de la nouvelle "Le poivre des livres" de Luc Dellisse daté du 21 septembre 2000.  L'intégralité du texte est accessible en cliquant ICI.

"L’opacité, l’ennui, l’immobilité, à quoi se résume dans ma mémoire toute mon enfance, laissent pourtant subsister quelques rares lézardes, par où filtrent des rayons obliques. Les jeux de visite médicale avec Jeanine Waelravens, de part et d’autre de la haie du jardin, ou bien ma conversion à la musique, le jour où j’ai entendu le deuxième mouvement de La jeune fille et la mort, j’y repense avec plaisir : ils se limitent pourtant à un simple savoir, ils n’ont aucune force sensible. Mais je ne peux entendre sonner à toute volée les cloches d’une église les jours de fête (comme ce 15 août à 10 heures dans ce village alsacien où j’écris ces lignes) sans me retrouver, moi-même et un autre, à Wavre, dans le présent éternel.


La maison aux dix-huit pièces de mes grands-parents Aerens communiquait par l’arrière avec les couloirs sans fin d’anciens entrepôts, dont le sol en béton était parcouru de rails rouille – un Decauville à domicile, en quelque sorte. Cette aubaine romanesque m’a peu servi : ç’aurait été un endroit idéal pour les jeux, si j’avais eu quelqu’un avec qui jouer. Ce n’était pas le cas, et on restreignait mes expéditions dans l’entrepôt, pour que je n’aille pas, par quelque chute contre du fer rouillé, me donner bêtement le tétanos." (...) Luc Dellisse, septembre 2000.


" Pourquoi « revue », pourquoi « rêvée » ? La Wallonie exista longtemps par ses revues, qui lui donnèrent, en fin de compte, son nom. Elle fut longtemps l’emblème d’un quotidien, dont le titre battait comme un étendard, et qui ensuite a cessé de paraître, la privant de cette affirmation journalière, de cette désignation récurrente de la « prière du matin de l’homme moderne », pour reprendre l’expression de Mallarmé. La Wallonie, aussi, se définit longtemps comme un rêve. Paul Caso, chroniqueur inlassable d’un art wallon, et dont l’amitié m’éclaira sur la question, aimait à rappeler que lorsque Louis Delattre publie en 1929 Le pays wallon, il place en exergue à son livre une phrase de Taine, qui dit : « Là, vivent des gens pleins d’étranges rêves ». La Wallonie, une usine à rêves plutôt qu’à penser des choses tristes ? C’est l’une des prémisses de ce rassemblement de textes, inattendu peut-être, anachronique aux yeux de certains, et dont l’idée s’est irrésistiblement imposée pourtant.

La Wallonie, on le verra, n’a pas vraiment le moral. À une époque où on demande à tout un chacun d’être performant, confiant dans son avenir, de s’affirmer conquérant, de s’autoproclamer triomphant, elle n’épouse pas l’humeur du temps. Elle est trop blessée, trop lucide aussi pour cela. Elle a su très tôt, peut-être pour y avoir trop cru, que les lendemains ne chantaient pas nécessairement. Elle a anticipé en quelque sorte l’effondrement des idéologies, et développé son esprit critique et sa propension à la dérision plutôt que ses réserves d’enthousiasme. Elle était dans les cordes, subissait les revers économiques qui mirent à mal sa prospérité passée, et puisa dans cette épreuve la confirmation que, décidément, rien n’est acquis à l’homme. Il y a un fond de scepticisme wallon qui est la rançon de la clairvoyance, et du refus d’être dupe." Jacques De Decker, Automne 2000.