jeudi 28 mars 2019

Fauré: dans les méandres de l'âme

Gabriel Fauré : Nocturnes et Mélodies, dans les méandres de l’âme



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Se plonger dans l’univers pianistique de Gabriel Fauré (1845-1924), c’est souvent entrer en communion avec soi-même. Dans la grande lignée romantique de Field, de Chopin et de Schumann, ce que n’ont pas manqué de lui reprocher ses détracteurs en le taxant d’anachronisme, Fauré adopte cependant un langage singulier qui, au fil du temps, a évolué de manière éminemment personnelle sans subir les influences de son temps ou être guidé par elles. Sa personnalité musicale échappe aux classifications, elle est un peu comme « hors du temps », ce qui la rend non seulement attachante, mais fascinante. Un CD Alpha (414) des treize Nocturnes par Eric Le Sage vient à propos pour démontrer que l’intimité, le dépouillement et le sens de l’équilibre se marient avec des jaillissements de passion, le tout étant toujours, de manière imperturbable, tourné vers l’intérieur de l’être. L’écriture de ces œuvres superbes n’est pas le fait d’une inspiration limitée dans le temps ; elle s’étale de 1883 à 1921, offrant ainsi de l’inspiration fauréenne la synthèse globale d’une créativité. La notice du CD, signée Nicolas Southon, rappelle que le Nocturne n° 1 est contemporain de la Symphonie espagnole de Lalo, bien ancré dans le romantisme, mais qu’à travers le temps qui passe, « Fauré s’épanouit et sculpte sa personnalité musicale » avec « une esthétique de plain-pied dans la modernité du XXe siècle ». Un fil rouge unit la série, celui de la méditation, de la rêverie, de l’introspection, de la profondeur de la pensée.
Une belle aventure attend l’auditeur avec la version nouvelle d’Eric Le Sage, dont on connaît la capacité de retenue, d’évocation et d’adaptation aux différentes atmosphères, en nous prenant par la main vers les méandres de l’âme, sombre et passionnée dans le premier Nocturne, mélodieuse et sereine dans les n° 2 et 3, limpide, puis sensuelle dans les n° 4 et 5. En abordant le sixième Nocturne, l’un des plus inspirés, et aussi le plus développé avec celui qui le suit, on ressent la générosité de l’inspiration, le côté pathétique et la forte expressivité. Avec le septième, il montre de la puissance, même de la violence, comme on peut en trouver dans certaines Barcarolles. Les Nocturnes 8 à 12 sont plus brefs, ils révèlent un raffinement de plus en plus marqué, avec une émotion qui se déploie souvent dans un contexte de noblesse, aux rythmes dosés, mais aussi, comme dans le onzième, avec une infinie tristesse (c’est un morceau funèbre écrit à la mémoire de la femme du critique musical Pierre Lalo). Le dernier Nocturne, le treizième, écrit en 1921, alors que Fauré est presque octogénaire, s’inscrit comme un couronnement dans ce panorama musical d’une vie créative. Avec une pureté qui est celle de l’accomplissement de la sérénité du grand âge, mais aussi comme un adieu à la vie, intense, nostalgique, avec des élans de passion, souvenirs exaltés d’un passé révolu. Le silence n’est pas loin, mais il est encore plein de murmures et de chuchotements. Eric Le Sage arrive à unifier ce recueil en insistant sur la poésie qui s’épanouit entre l’éloquence, la grandeur et la magie. Il sert ces pièces d’une intense beauté avec une modestie infinie, leur accordant le statut qui est le leur, entre fluidité et raffinement. Une belle, une très belle expérience sonore à vivre, qui a été enregistrée dans le cadre de la « Blauwe Zaal » du Centre d’art De Singel d’Anvers du 29 au 31 janvier 2018, dans une acoustique chaude et proche qui rend justice au jeu de Le Sage.
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Le baryton Stéphane Degout, un habitué du Théâtre de la Monnaie, nous offre de son côté quelques facettes d’un autre univers de Gabriel Fauré, celui des mélodies, dans un CD intitulé « Poèmes d’un jour » (B Records LBM 017), qui propose, au-delà du Français, des œuvres de Brahms et Schumann. Si la partie réservée à Fauré n’occupe qu’un peu plus de dix minutes de l’ensemble, elle nous révèle l’épisode douloureux de la rupture du compositeur avec la jeune femme pour laquelle il éprouvait une passion dévastatrice, Marianne, la fille de Louis et Pauline Viardot. Le mariage avait été décidé pour 1877, Fauré avait 32 ans, Marianne 23. Mais effrayée par cet amour dévorant qui la dépassait, Marianne décida de rompre. Fauré en fut effondré. Il traduisit, sans doute par « volonté de délivrance » comme le suggère finement Jean-Michel Nectoux dans sa remarquable biographie de Fauré (Paris, Fayard, 2008, p. 65), son malheur en musique. Sur trois textes de Charles Grandmougin (non joints à la notice, ils auraient été les bienvenus, de même que les précisions circonstancielles autour de ces mélodies), Fauré évoque tour à tour la « Rencontre » de la femme rêvée, le « Toujours » qui, a contrario, est celui de la passion perdue, et l’« Adieu » plein d’amertume. On peut considérer ce minuscule recueil de moins de six minutes comme une catharsis. Deux brèves mélodies s’y ajoutent : « Automne » de 1878 et « Aurore » de 1884, toutes deux sur des textes peu inspirés d’Armand Sylvestre, entre désolation crépusculaire pour l’un, et galanterie pour l’autre. Stéphane Degout est parfait dans ce répertoire, dont il saisit toute l’implication et la fragilité. Au piano, Simon Lepper joue dans le même registre. Le reste du CD montre l’affinité spirituelle qui existe entre Brahms, Schumann et Fauré. Pour Schumann, le choix s’est porté sur une suite de lieder de 1840, les Zwölf gedichte opus 35 sur des textes de Justinus Kerner, entrepris deux mois après le mariage avec Clara Wieck. Ce n’était pas la première fois que Schumann puisait son inspiration chez ce poète, avec lequel il se sentait en complicité, un poète qui était aussi médecin ; admirateur de Mesmer, il fut le premier à décrire les phénomènes du botulisme. C’est un ensemble de déréliction, dans lequel les effusions de l’âme du compositeur tendent à rejoindre celles du monde. Stéphane Degout dit dans la notice : «[…] on peut dire dans une certaine mesure que c’est comme un « mini » Winterreise : il partage avec le grand cycle de Schubert un côté intemporel et universel. » Stéphane Degout ajoute que « le public doit s’imaginer son propre voyage ». Quant aux lieder de Brahms qui sont à l’affiche, ils sont tirés de différents recueils et s’inspirent entre autres de poèmes de Brentano (O kühler Wald op. 72 de 1877), de Lemcke (Willst du dass ich geh ? op. 71 de 1875), de Candidus (Alte Liebe op. 72, 1877 et Lerchengesang op. 70/2) pour ne citer qu’eux. Ils font appel à la mélancolie, à l’émotion ou à la ferveur ; leur choix s’inscrit dans la ligne d’un récital de l’éphémère, celui que privilégient les deux interprètes.
Ce CD a été enregistré en public le 18 décembre 2017 à Paris, au Théâtre de l’Athénée, un bel écrin pour un programme à la fois littéraire et musical qui plaira aux amateurs de mélodies. On aurait aimé assister à ce concert, car la cohésion et l’engagement de Stéphane Degout et de Simon Lepper sont un modèle de complicité.

Jean Lacroix

    

Un coffret de concerts publics pour les 90 ans du chef d’orchestre Bernard Haitink

Un coffret de concerts publics pour les 90 ans du chef d’orchestre Bernard Haitink

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Le hasard du calendrier veut que le jour même où ces lignes sont écrites, le 4 mars 2019, le chef d’orchestre hollandais Bernard Haitink fête ses 90 ans. C’est à cet anniversaire que nous nous associons, comme vient de le faire avec fastes le label BR Klassik, celui de l’Orchestre symphonique des Bayerischen Rundfunks. Bernard Haitink est depuis plusieurs décades au premier plan de l’actualité discographique. Après des études de violon et de direction d’orchestre au Conservatoire d’Amsterdam, sa ville natale, il travaille avec Ferdinand Leitner, débute dès 1956 (il n’a que 27 ans !) à la tête du prestigieux Concertgebouw et prend en charge l’année suivante l’Orchestre de la Radio néerlandaise. La disparition prématurée, en 1959, d’Eduard van Beinum, qui a succédé à Willem Mengelberg en 1945, lui ouvre les portes du Concertgebouw en qualité de directeur musical. Quel challenge à assurer ! Les deux chefs légendaires qui l’ont précédé à ce poste ont conduit cette phalange phénoménale vers des sommets sur lesquels il convient de se maintenir. Haitink va réussir cette gageure : son mandat durera vingt-sept ans. Avec à la clef une discographie qui s’impose aux tout premiers rangs, qu’il s’agisse de Beethoven, Bruckner, Mahler, Brahms, Chostakovitch, Vaughan Williams et bien d’autres. Le talent de Haitink s’exprime à travers un équilibre rigoureux de la direction, une sensibilité maîtrisée et ce que l’on pourrait appeler un humanisme musical, fait de respect des partitions, d’investissement chaleureux et de recherche de perfection stylistique. Haitink est appelé au Philharmonique de Londres dès 1967, il se partagera pendant dix ans entre les bords de la Tamise et les canaux amstellodamois. Ce sera ensuite le Festival de Glyndebourne, le Covent Garden pendant quinze ans, le Symphonique de Boston en qualité de premier chef invité, la Staatskapelle de Dresde pendant deux ans, le Symphonique de Chicago de 2007 à 2010. Une carrière fabuleuse pour ce meneur d’hommes affable mais aussi exigeant quant au rendu sonore. Avec les Bayerischen Rundfunks, qui lui rendent aujourd’hui hommage, la complicité existe depuis de nombreuses années. Haitink a conduit les Munichois pour la première fois en avril 1958, c’est un invité régulier (Maris Janssons en est le directeur musical depuis 2003). Le coup de chapeau à Haitink par cet orchestre de classe pour fêter dignement son anniversaire se présente sous la forme d’un coffret de onze CD (BR Klassik 900174). Il s’agit de concerts publics concentrés essentiellement sur les années 2010 à 2017, avec une incursion en 1997 et en 2005. Au programme, Beethoven, Bruckner, Haydn et Mahler. Et quel programme ! En salle, Haitink apparaît souvent encore plus empreint d’humanisme qu’en studio ; il apporte aux partitions qu’il aborde ce complément d’âme qu’elles attendent des interprètes, en pleine sagesse et en pleine humilité. C’est la Missa Solemnis de Beethoven qui ouvre la série, un live de septembre 2014, qui, sauf erreur, est le premier enregistrement que l’on ait de la vision de cette œuvre par Haitink. C’est un apport heureux à la discographie car la ferveur et l’élévation dominent. Ici, pas de démonstration jubilatoire, ni d’ascétique sentiment religieux, le tempo est mesuré certes, mais la cohésion est intense, le côté spirituel est cerné avec justesse. Les chœurs et les solistes (Genia Kühmeier, Elisabeth Kulman, Mark Padmore et Hanno Büller-Brachmann) sont en osmose ; c’est un bel apport à la discographie. Les 5e et 6e symphonies de Bruckner, des concerts de février 2010, puis de mai 2017, confirment la compréhension intime que Haitink a du compositeur. Son intégrale avec le Concertgebouw qui s’est étalée sur une décennie, entre 1964 et 1973, avait fait date par l’engagement et l’homogénéité de l’ensemble. Ici, la 5e déploie une dynamique architecturale qui ne faiblit pas ; quant à la 6e, elle nous vaut un Adagio profondément émouvant dont la beauté plastique fascine, l’élan global rendant justice à cette partition qui nous emballe toujours par sa luminosité. Suivent trois symphonies de Mahler. On se souviendra d’une intégrale de premier plan avec le Concertgebouw dont la réussite culminait dans une somptueuse 3e, sur laquelle planait la voix inoubliable de Maureen Forester. Le présent concert de juin 2016 est tout aussi royal, même si Gerhild Romberger ne se hisse pas tout à fait à un aussi haut niveau. Mais la réussite consiste ici dans une arche grandiose dont l’intensité ne cesse de croître pour culminer dans un dernier mouvement en forme d’apothéose qui donne à l’auditeur l’impression de vivre un moment d’ineffable ouverture vers l’infini. La 4e symphonie de novembre 2005 est poétique et lumineuse (avec la soprano Juliane Banse) ; la 9e de décembre 2011, dans un contexte où la fluidité et l’apaisement du geste dominent, conduisent l’Adagio final vers un dépouillement chargé d’humanité. Haitink entre en profondeur dans cet univers tendu, et parfois même en contemplation.
En ce qui nous concerne, ce sont les deux oratorios de Haydn qui nous ont mis la tête à l’envers. La Création est un concert de décembre 2013, qui atteint une grandeur et une puissance qui transportent, dans un climat spirituel intense, avec la soprano Camilla Tilling et le ténor Mark Padmore en état de grâce, le baryton Hanno Müller-Brachmann les suivant sans hésiter dans cette folle aventure qui privilégie la flamme intérieure. Quant aux Saisons, enregistrées en novembre 1997, elles sont tout bonnement exceptionnelles. Elles explosent de vitalité, de joie, de tonicité et de bonheur de vivre. C’est une démonstration exaltante, aux sensations capiteuses, qui culmine dans un « Automne » de rêve, dont le climat utilise toutes les facettes des couleurs, comme si on mettait sous les yeux de l’auditeur ébloui et comblé le frémissement d’une nature généreuse et palpitante. Les chœurs participent à la fête et les trois solistes (le ténor Herbert Lippert, la basse Alan Titus et surtout la soprano Julie Kaufmann) baignent dans l’ivresse partagée. Au total, ce coffret d’hommage est une pure merveille, il procurera à ceux qui se précipiteront pour l’acquérir des heures de réel bonheur. Les prises de son ne gâchent pas le plaisir, elles ont fait l’objet d’un travail méticuleux et rendent justice aux interprétations de ce jeune nonagénaire.
La revue française Diapason de ce même mois de mars nous apprend qu’après avoir honoré les engagements qu’il a encore d’ici l’été, dont plusieurs avec le même orchestre munichois, Bernard Haitink a l’intention de prendre dans la foulée une année sabbatique bien méritée. Avec un retour plein de surprises heureuses ?

Jean Lacroix         







   

mercredi 27 mars 2019

Au Collège Belgique une conférence à ne pas manquer consacrée à la traduction littéraire, par Françoise Wuilmart

Le péché de nivellement dans la traduction littéraire
par Françoise Wuilmart
au Collège Belgique

Sous le parrainage académique de Jacques De Decker, le Collège Belgique accueille ce jeudi Françoise Wuilmart qui évoquera ce qui fait la spécialité et la passion de cette grande dame de nos lettres: la traduction littéraire. Françoise Wuilmart est, entre autres, créatrice et animatrice du Collège européen de traduction littéraire à seneffe, lauréate du Prix Aristeion de traduction littéraire, membre de PEN Belgique - le centre belge de PEN International, une institution internationale qui a placé parmi ses priorités la défense des droits linguistiques et de la traduction littéraire (voir à cet égard la "Déclaration de Québec" ) -, traductrice de Zweig ( voir à ce sujet la "Marge de Jacques De Decker" publiée sur espace-livres à l'occasion de la parution d'une intégrale Zweig dans la collection Bouquins) et de tant d'autres écrivains d'envergure universelle (dont le moindre n'est pas Ernst Bloch, dont elle a traduit les trois volume du "Principe espérance"  chez Gallimard...) . 

Dans le cadre de la classe "Société, lettres et arts" du collège Belgique, elle donnera une conférence  dont le thème ne peut qu'intéresser celles et ceux qui de près ou de loin s'intéressent aux littératures du monde et à ce formidable chemin qui leur donne accès, la traduction littéraire. L'exigence constante que Françoise Wuilmart exige de ce travail, explique à n'en pas douter le titre qu'elle a choisi pour sa causerie : "Le péché de nivellement dans la traduction littéraire"

Deux heures de passion et de compétence partagées, deux heures pour aborder dans une expertise placée au plus haut niveau, deux heures à partager avec Françoise Wuilmart qui est aussi une oratrice envoûtante.

Voici comment elle présente la structure de son exposé sur le site du Collège Belgique:

"Le traducteur littéraire est d’abord un lecteur parmi d’autres, sa lecture est donc une « prise de sens » individuelle. Ce qui le distingue du lecteur ordinaire, c’est qu’il devra recréer le texte dans sa langue maternelle, et que dès lors sa lecture doit tenir compte de certains éléments incontournables.

Parmi eux : la polysémie du texte original ; en effet, la « réécriture  » ne pourra être réductrice, ce qu’elle risquerait d’être si le traducteur se limitait dans sa recréation à une prise de sens individuelle.
Les autres dangers qui guettent le traducteur littéraire peuvent se résumer sous l’étiquette de «  nivellement » du texte original. Un texte d’auteur (poétique surtout) est en effet d’abord une forme riche de relief. Or, le traducteur soucieux d’écrire dans une langue correcte, voire académique, court souvent le risque de « raboter » le texte littéraire.
Ce nivellement peut se produire à plusieurs niveaux :
1.         Au niveau lexical et stylistique  : l’auteur s’exprime souvent dans une langue non pas normative, mais qui s’écarte au contraire de la norme, étant donné sa dimension créative.
2.         Au niveau culturel  : car traduire un texte est aussi traduire une culture, c’est-à-dire une vision du monde qui se décante dans la langue et surtout sa grammaire.
3.         Au niveau des idées  : le bouleversement parfois révolutionnaire exprimé dans un texte et donc dans le signifié, l’est aussi par le signifiant, par la forme.

En conclusion : le traducteur littéraire ou poétique échappera à la menace de la normalisation s’il cesse de se complaire dans le carcan de sa langue, s’il la traite comme un organe vivant, renfermant des « germes » susceptibles de se développer, comme un organe souple capable de se laisser transformer sans se laisser casser ou détériorer, s’il la considère comme une terre d’accueil désireuse de récolter d’autres visions du monde et d’autres esthétiques."

C'est ce jeudi 28 mars , de 17 à 19 heures au Palais des Académies 
Rue Ducale, 1 à 1000 Bruxelles



mardi 19 mars 2019

L'Histoire de Belgique par Patrick Weber ...au théâtre

"Mais d'où vous vient ce goût de l'Histoire, Patrick Weber ?" 


Aujourd'hui, au lendemain de la première représentation du spectacle de Patrick Weber, devant une salle comble, ravie, hypnotisée qui a fait une ovation enthousiaste (et  debout!) à l'historien et à son cheval bâton  Pégase,  nous aurions modifié le titre initial,  allusion à l'émission de Weber sur Bel-RTL. Nous aurions préféré l'un de ceux-ci: "On m'a souvent posé la question..." ou "Mais d'où vous vient ce goût de l'Histoire? ".
©SDC

En effet, la scénographie du spectacle alterne les souvenirs d'enfance de l'historien, qui évoque avec une nostalgie sincère cette attirance pour l'Histoire qu'il doit aussi bien à une grand-mère Anne, passionnée d'Egyptologie, qu'à un professeur de grec, ou à de grandes voix de l'ORTF comme celle d'Alain Decaux ou de la télévision belge comme Jo Gérard. Il y a puisé , enfant et adolescent, une véritable vénération pour ces raconter d'Histoire dans la lignée desquels il s'inscrit avec une jubilation contagieuse. Il évoque aussi, avec une aménité spontanée, les contacts qu'il aime avoir avec le public et l'attention qu'il porte à leurs questions, "souvent posées".
Construite sur base de questions choisies, parmi un catalogue qu'un seul spectacle n'épuise pas, par des spectateurs que le bateleur invite brièvement et gentiment sur scène, chaque représentation est unique et différente de celle du lendemain. Hier le public a pu écouter une évocation de la folie de la fille de Léopold II, Charlotte , impératrice du Mexique, revivre le règne de Léopold II  ("Etait-il un tyran ?"), aborder l'épineuse question du destin des batards royaux, découvrir  différentes légendes associées à Manneken Pis  et quelques autres thèmes puisés dans les inépuisables réserves d'histoires que celui qui dit haut et fort sa passion pour la Belgique, raconte avec une évidente et appétissante gourmandise. 
On aimerait lui suggérer des noms à réveiller dans notre mémoire (ainsi  Théo Fleishman , notre "Léon Zitrone", qu'il précéda dans les commentaires lyriques d'événements royaux sur les ondes de l'INR, ancêtre de la radio belge) ou d'autres épisodes de l'histoire de Belgique à nous faire partager. Mais ils sont sans doute déjà dans le vivier de notre diable d'historien-conteur et n'attendent que le public pour revivre sur scène.
Au sortir de la représentation du 18 mars au Théâtre Mercelis, nous ne pouvions nous empêcher de regretter qu'un tel spectacle soit éphémère et qu'il n'en reste pas de traces accessibles à ceux qui n'ont pas pu le voir, faute de places disponibles dans le petit théâtre. Hier, nous écrivions combien RTL ou d'autres chaînes seraient bien inspirées de confier à Patrick Weber les moyens de réaliser une émission régulière dédiée à l'Histoire de Belgique. Nous ne pouvons nous empêcher d'évoquer ici le succès public que suscitaient, à la RTBF, des émissions consacrées à l'Histoire et diffusées dans le sillage du 150e anniversaire du Royaume: "Risquons-Tout" (un jeu culturel animé par Frédéric Borsu, Christian Druitte et André Zaleski) et "1830, Chronique imaginaire d'une Révolution" (une reconstitution de la Révolution belge en cinq épisodes d'une heure, diffusés en septembre 1980 et réalisées par un des grands artisans de la télévision, Jacques Cogniaux, trop tôt disparu.). 
A n'en pas douter, une telle initiative répondrait non seulement à un "devoir d'Histoire", mais attirerait un public nombreux, fidèle, attentif et reconnaissant...comme celui avec lequel nous nous trouvions hier soir au théâtre.

Jean Jauniaux, le 19 mars 2019



Transports en commun
Métro : Ligne 2 ou 6, arrêt Porte de Namur (puis bus)

Bus : 71 ou 54, arrêt Place Fernand Cocq

samedi 16 mars 2019

André Messager et la fantaisie des P’tites Michu

Ah, ce qu’on s’amuse avec Messager et ses délicieuses opérettes ! Petit souvenir d’enfance : vers ses douze ou treize ans, le signataire de ces lignes découvrait que le 45 Tours s’ouvrait aussi à la musique classique. Parmi les trésors qu’il se constitua alors pour sa modeste discothèque naissante, figuraient quelques extraits d’un ballet d’André Messager, Les Deux Pigeons, dont les mélodies dansantes et tournoyantes l’enchantèrent. Elles ne furent pas pour rien dans la fascination que la musique légère a toujours exercée sur lui et à laquelle il revient souvent, malgré sa passion pour Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Mahler et bien d’autres. C’est que la musique ne se limite pas aux « grandes partitions du répertoire », elle se nourrit aussi de l’univers de l’insouciance, de la gaieté et de l’amusement. Dans ce domaine, Messager est un maître incontesté. Un nouveau livre/CD produit par le Palazzetto Bru Zane  et consacré à l’opérette en trois actes Les P’tites Michu en témoigne (BZ 1034). On ne reviendra pas sur les éloges mérités déjà adressés à ce prestigieux label lorsque nous avons évoqué il y a peu les enregistrements du Tribut de Zamora de Gounod ou La Reine de Chypre de Halévy. Mais on soulignera encore une fois le soin extrême apporté à la présentation, l’intérêt documentaire des textes explicatifs et la beauté de l’objet qui est un plaisir pour les yeux, au-delà du bonheur qu’il procure sur le plan musical.
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André Messager (1853-1929) est né à Montluçon. Il étudie à Paris à l’école Niedermeyer où il a Fauré et Saint-Saëns comme professeurs avant de devenir organiste à Saint-Sulpice. Chef d’orchestre talentueux, il se produit aux Folies-Bergères et aussi à Bruxelles en 1880, au Théâtre Eden. Dans la capitale française, il prend en main la direction musicale de l’Opéra-Comique, avant d’être engagé aux Concerts Lamoureux, à l’Opéra de Paris et à la Société des Concerts du Conservatoire. Un fameux parcours, on en conviendra. C’est lui qui officie lors de la première de Pelléas et Mélisande de Debussy en 1902, partition que le compositeur de La Mer lui a dédiée. Très tôt, Messager se frotte à la composition : une symphonie dès 1875, des œuvres pour orchestre, mais sa voie est ailleurs. Ce sera l’opéra-comique, l’opéra bouffe, le ballet et l’opérette, domaines dans lesquels il va exceller et faire carrière avec succès : Véronique (1898), que l’on considère comme son chef-d’œuvre, alignera deux cents représentations d’affilée avant de multiples reprises. Messager collaborera régulièrement avec le Covent Garden de Londres et entreprendra aux Etats-Unis une tournée de concerts dans plus de cinquante villes.
Incontestable personnalité de la musique française de son temps, Messager est bien trop négligé de nos jours. La publication du livre/CD des P’tites Michu est donc la bienvenue pour prendre la mesure d’un talent mélodique séduisant et d’une vraie capacité à traduire dans le domaine lyrique la joie et la simplicité, mais aussi d’un style qui ne manque jamais de chic ni d’élégance. La création de cette opérette eut lieu le 16 novembre 1897 aux Bouffes-Parisiens ; ce fut un succès considérable, suivi de cent cinquante représentations ininterrompues, un an avant Véronique qui allait asseoir encore plus la popularité d’André Messager. L’intrigue ? Nous reprenons ici les lignes d’un article du livre/CD, consacré à la genèse de l’œuvre et signé Christophe Mirambeau : « Le sujet de la pièces est simple : 1793, en pleine Terreur – puis en 1810. Deux jeunes filles sont élevées par un couple d’honorables commerçants, les Michu, qui tiennent boutique aux Halles de Paris. Les deux filles sont du même âge et se croient absolument sœurs jumelles. En réalité, seule l’une d’elles est le fruit du ménage Michu. L’autre est la fille du Marquis des Ifs. On imagine la série de quiproquos qui s’ensuivra lorsque viendra l’heure du mariage… » Sur ce canevas on ne peut plus annonciateur de moments savoureux et sur la base d’un livret d’Albert Vanloo et Georges Duval, Messager a construit une œuvre pleine de charme, de pétillance et de vivacité d’esprit, dont nous goûtons avec ravissement les finesses d’harmonisation et d’instrumentation. Les scènes au cours desquelles la musique s’entrelace avec des dialogues qui se révèlent très amusants montrent l’intelligence du compositeur pour maintenir l’intérêt tout au long d’une partition enlevée. Catulle Mendès, cité dans l’article du livre/CD consacré à « l’accueil de l’opérette dans la presse parisienne » par Etienne Jardin, en avait souligné les qualités : « Et la jolie musique ! Comme elle est souple, preste, ingénieuse ! Comme elle sait être gaie sans être banale, tendre sans être romancière, savante aussi sans être pédante. Et c’est de l’amusement, du charme ; et la perfection même. » Face à cet éloge, qui s’ajoutait à d’autres, on ne pouvait que s’incliner. Car il y eut unanimité, ce qui n’était pas si fréquent.
Le plaisir que nous avons à retrouver cette œuvre est le fruit d’un enregistrement réalisé au Théâtre Graslin de Nantes les 23 et 24 mai 2018, dans le cadre d’une version scénique transposée dans les années 1970 (on se demande pourquoi) par le metteur en scène Rémy Barché. Cette recréation a été confiée à l’Orchestre National des Pays de la Loire placé sous la direction alerte de Pierre Dumoussaud, dans une coproduction entre Angers Nantes Opéra, Bru Zane France et la Compagnie parisienne Les Brigands, qui s’est déjà illustrée dans Offenbach. Tout le monde s’en donne ici à cœur joie, de Violette Polchi et Anne-Aurore Cochet, délurées dans le rôle des jumelles, à Marie Lenormand en Madame Michu ou Damien Bigourdan en Monsieur Michu, ces deux derniers jouant sur le ton que réclame la haute conception qu’ils se font de leur condition bourgeoise. Quant au personnage du Général (le Marquis des Ifs), qui est à la recherche de sa fille et finira par la retrouver après bien des péripéties, il est servi par Boris Grappe dans un registre tragi-comique qui fait mouche. Les Chœurs d’Angers Nantes Opéra paraissent parfois un peu dissipés, et l’on aimerait de temps à autre plus d’unité vocale, mais ce serait faire injure à ce travail de saine résurrection de souligner indûment l’une ou l’autre faiblesse. Ne faisons donc pas la fine bouche : on ne peut que se réjouir de ces P’tites Michu, salutaire bain de jouvence! On n’est pas étonné d’apprendre que l’Australie, la Nouvelle-Zélande, puis Broadway, les accueillirent avec enthousiasme au cours des années 1906 à 1908. En 1905, Londres en avait fait autant pour quatre cents représentations…


Jean Lacroix