Les séductions cachées de l’univers symphonique d’Alexandre Glazounov
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Le parcours musical d’Alexandre Glazounov (1865-1936)
n’est pas banal. Fils d’un éditeur de livres de Saint-Pétersbourg, il prend
dans cette cité ses premières leçons de musique. Sa rencontre avec
Rimsky-Korsakov, dont il devient un élève privé alors qu’il est âgé de quinze
ans, lui permet d’apprendre harmonie, contrepoint et orchestration. Plus tard,
il achèvera Le Prince Igor de
Borodine avec son professeur. Il assimile vite les leçons. Sa première
symphonie est écrite dès ses seize ans, elle est créée en 1882 à
Saint-Pétersbourg. Liszt va s’y intéresser et la faire jouer à Weimar.
Glazounov se jette alors dans la composition ; on le considère déjà comme
l’héritier de la grande tradition russe. Après des invitations à Paris et à
Londres, il rentre dans son pays et devient assistant au Conservatoire de sa
ville natale. Fin 1905, il en est nommé directeur par ses pairs, après un
épisode qui révèle son courage : Rimsky-Korsakov a été destitué du
Conservatoire lors de la révolution de cette année-là, et Glazounov a
démissionné en guise de protestation. Le Conservatoire va bénéficier d’une
autonomie non négligeable dans la nouvelle Russie. Jusqu’en 1928, Glazounov
conservera cette fonction, et verra défiler parmi ses élèves Prokofiev,
Shostakovitch ou Miaskowski, mais aussi les violonistes Heifetz et Milstein …
Il se décide à émigrer en 1929 et s’installe à Paris, plus exactement à
Neuilly-sur-Seine, où il décédera. Dans son vaste ouvrage consacré à l’Histoire de la musique russe (Paris,
Fayard, p. 451), André Lischke évoque un incident original : « En 1972, les cendres de Glazounov furent
ramenées à Léningrad pour être ensevelies au cimetière Alexandre Nevski, où
reposent la majorité des compositeurs russes. Il se produisit alors un
événement qui ne manqua pas de susciter une perplexité teintée de mysticisme.
Après l’escale à Léningrad, et le cercueil de Glazounov débarqué, l’avion qui
l’avait transporté redécolla vers une autre destination… et s’écrasa quelques
kilomètres plus loin. Il n’y eut aucun survivant. »
La production musicale de Glazounov a la particularité
d’avoir été écrite pour la plus grande partie avant 1905 et de se situer
essentiellement dans le domaine symphonique ou concertant, sans oublier
quelques quatuors. Les quarante premières années de sa vie furent très
prolixes : huit symphonies, plusieurs poèmes symphoniques, un concerto
pour violon, quelques ballets (dont la célèbre Raymonda ou les bucoliques Saisons).
Dans ce dernier domaine, on peut considérer qu’il est le lien, en tous cas
chronologique, entre Tchaïkowski et Strawinski. Taxée d’académisme, de
conservatisme, de facilités mélodiques, la musique de Glazounov a souffert sans
doute d’un excès de talent débordant et trop peu maîtrisé. Son grand problème
était d’être soumis à l’alcool et aux graves crises qui en résultèrent et
ralentirent fortement sa créativité. On connaît l’anecdote racontée par Darius
Milhaud dans son autobiographie Ma Vie
heureuse (Paris, Belfond, 1973, p. 156) où il précise que lorsqu’il rendit
visite à Glazounov en URSS, « un
voile de vodka le retranchait de ce monde ». Glazounov était cependant
respecté dans ses fonctions directoriales, il s’intéressait beaucoup à ses
élèves et alla même jusqu’à payer les études de ceux qui avaient des moyens
financiers insuffisants.
Il existe maints enregistrements d’œuvres de Glazounov,
dont certains sont à découvrir : les concertos pour piano par Sviatoslav
Richter, le concerto pour violon par divers interprètes, dont un Maxime
Vengerov inspiré avec Abbado, un précieux album (en 2011) de partitions
symphoniques dirigées par Svtelanov chez Melodiya, des symphonies par
Rozhdestvensky sous le même label ou par Anissimov chez Naxos. Mais avec ces
derniers chefs, l’aigreur de la prise de son soviétique ou l’engagement limité
des orchestres ne permettait pas de découvrir la richesse de l’ensemble. Il
fallut que la firme Orfeo se décide à confier une intégrale à Neeme Järvi en 1983
et 1984 pour que l’on prenne la dimension et la cohérence de ce massif de huit
symphonies. Ces enregistrements, dans une prise de son claire, naturelle et
souvent lumineuse, n’étaient plus disponibles. Ils viennent de faire leur
réapparition dans un coffret de 5 CD (Orfeo C977195), dont le dernier est
consacré à des partitions symphoniques, qui, ô merveille, ne font pas double
emploi avec l’album Svetlanov mentionné ci-avant. Cette intelligente réédition
nous permet de faire le point quant à la portée de la production de Glazounov.
Nous n’avions plus écouté ses symphonies depuis belle lurette, et elles étaient
pour nous synonymes de ce qu’on leur reproche : académisme, faiblesse
d’inspiration, intérêt limité… Quelle surprise en auditionnant ce superbe coffret
à la couverture rouge sur fond stylisé de la Cathédrale Basile-le-Bienheureux
de Moscou (curieux choix pour un natif de Saint-Pétersbourg, mais l’effet est
réussi.) ! A la tête d’orchestres allemands fastueux, le Bayerischen
Rundfunks (pour les symphonies 1, 5 et 8, l’Ouverture
solennelle et la Procession de
mariage) et le Symphonique de Bamberg pour le reste du coffret, Neeme Järvi
s’investit totalement dans ce corpus dont on sent qu’il le prend au sérieux, il
en souligne les séductions, les subtilités, les nuances, le relief des détails
d’écriture avec conviction et panache. Il a bien compris qu’en réalité, cette
musique, certes conventionnelle et qui ressemble parfois à un parangon de
Tchaïkowski, Liadov, Balakirev ou autres Rimsky-Korsakov, s’est au contraire
nourrie de tous ces apports pour se doter d’une personnalité propre. Järvi
réussit la gageure de permettre à l’auditeur de s’immerger avec bonheur et sans
se lasser dans un univers sonore où dominent la qualité technique, l’habileté
de l’instrumentation et de l’orchestration et où le métier est toujours la
pierre de touche. Et puis cela chante si souvent dans l’arbre généalogique
russe ! Il serait fastidieux dans le présent article de développer chacune
des œuvres. Le livret, en allemand et en français, n’est hélas pas traduit en
français (c’est trop souvent le cas sur le marché du CD), ce qui prive
l’auditeur de précieuses indications. Quelques mots donc pour caractériser
chacune des symphonies. La première (1882), écrite à 15 ans, fait preuve d’une
étonnante maturité et la rapproche de Borodine. La deuxième (1886, dédiée à la
mémoire de Liszt) mélange mélancolie et panache. La troisième (1890, dédiée à
Tchaïkowski) associe une invention mélodique tantôt féerique, tantôt énergique
qui fait souvent penser au dédicataire et même à Wagner dont l’influence se
retrouvera ailleurs. Pour la quatrième symphonie (1893), aux dimensions plus
modestes, Glazounov oscille de la pastorale à la sensualité, avec des fanfares
rayonnantes. La cinquième (1895) montre la maturité du compositeur, la
trentaine atteinte. Puissance, légèreté, vigueur, sérénité se succèdent avant
un final de fête. Proche de l’esprit de Tchaïkowski, c’est l’une des plus
séduisantes de la série. La sixième (1896) a des accents tragiques et épiques
et une orchestration particulièrement soignée. La septième
« Pastorale » (1902) a la même tonalité de fa majeur que celle de
Beethoven du même titre, elle est d’une grande fraîcheur d’inspiration, lyrique
à souhait, et se révèle riche en couleurs. Quant à la dernière, la huitième
(1905), qui clôture le cycle, elle en revient au drame et à la majesté, dans
des élans qui touchent l’âme de l’auditeur, avec une grandeur qui fait
regretter que le talent de Glazounov se soit autodétruit peu à peu par l’alcool.
Nous découvrons, grâce à Järvi et à ses prestigieux
orchestres, un univers sonore séducteur et en fin de compte à ne pas négliger,
car, même s’il est parfois trop ancré dans le romantisme slave, il est la
plupart du temps lumineux, coloré et chatoyant. Le cinquième CD qui propose
encore les deux élégantes Valses de
concert et un Poème lyrique de
toute beauté, ne fait que confirmer cette impression globale. Une chose est
certaine : voilà une réédition bienvenue, que nous classerons avec respect
et bonheur à sa juste place dans notre discothèque. N’hésitez pas à faire de
même : l’aventure est séduisante.
Jean
Lacroix