Un coffret de concerts publics pour les 90 ans du chef d’orchestre Bernard
Haitink
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Le hasard du calendrier veut que le jour même où ces
lignes sont écrites, le 4 mars 2019, le chef d’orchestre hollandais Bernard
Haitink fête ses 90 ans. C’est à cet anniversaire que nous nous associons,
comme vient de le faire avec fastes le label BR Klassik, celui de l’Orchestre
symphonique des Bayerischen Rundfunks. Bernard Haitink est depuis plusieurs
décades au premier plan de l’actualité discographique. Après des études de
violon et de direction d’orchestre au Conservatoire d’Amsterdam, sa ville
natale, il travaille avec Ferdinand Leitner, débute dès 1956 (il n’a que 27
ans !) à la tête du prestigieux Concertgebouw et prend en charge l’année
suivante l’Orchestre de la Radio néerlandaise. La disparition prématurée, en
1959, d’Eduard van Beinum, qui a succédé à Willem Mengelberg en 1945, lui ouvre
les portes du Concertgebouw en qualité de directeur musical. Quel challenge à assurer !
Les deux chefs légendaires qui l’ont précédé à ce poste ont conduit cette
phalange phénoménale vers des sommets sur lesquels il convient de se maintenir.
Haitink va réussir cette gageure : son mandat durera vingt-sept ans. Avec
à la clef une discographie qui s’impose aux tout premiers rangs, qu’il s’agisse
de Beethoven, Bruckner, Mahler, Brahms, Chostakovitch, Vaughan Williams et bien
d’autres. Le talent de Haitink s’exprime à travers un équilibre rigoureux de la
direction, une sensibilité maîtrisée et ce que l’on pourrait appeler un
humanisme musical, fait de respect des partitions, d’investissement chaleureux
et de recherche de perfection stylistique. Haitink est appelé au
Philharmonique de Londres dès 1967, il se partagera pendant dix ans entre les
bords de la Tamise et les canaux amstellodamois. Ce sera ensuite le Festival de
Glyndebourne, le Covent Garden pendant quinze ans, le Symphonique de Boston en
qualité de premier chef invité, la Staatskapelle de Dresde pendant deux ans, le
Symphonique de Chicago de 2007 à 2010. Une carrière fabuleuse pour ce meneur
d’hommes affable mais aussi exigeant quant au rendu sonore. Avec les
Bayerischen Rundfunks, qui lui rendent aujourd’hui hommage, la complicité
existe depuis de nombreuses années. Haitink a conduit les Munichois pour la
première fois en avril 1958, c’est un invité régulier (Maris Janssons en est le
directeur musical depuis 2003). Le coup de chapeau à Haitink par cet orchestre
de classe pour fêter dignement son anniversaire se présente sous la forme d’un
coffret de onze CD (BR Klassik 900174). Il s’agit de concerts publics
concentrés essentiellement sur les années 2010 à 2017, avec une incursion en
1997 et en 2005. Au programme, Beethoven, Bruckner, Haydn et Mahler. Et quel
programme ! En salle, Haitink apparaît souvent encore plus empreint
d’humanisme qu’en studio ; il apporte aux partitions qu’il aborde ce
complément d’âme qu’elles attendent des interprètes, en pleine sagesse et en
pleine humilité. C’est la Missa Solemnis
de Beethoven qui ouvre la série, un live de septembre 2014, qui, sauf erreur,
est le premier enregistrement que l’on ait de la vision de cette œuvre par
Haitink. C’est un apport heureux à la discographie car la ferveur et
l’élévation dominent. Ici, pas de démonstration jubilatoire, ni d’ascétique
sentiment religieux, le tempo est mesuré certes, mais la cohésion est intense,
le côté spirituel est cerné avec justesse. Les chœurs et les solistes (Genia
Kühmeier, Elisabeth Kulman, Mark Padmore et Hanno Büller-Brachmann) sont en
osmose ; c’est un bel apport à la discographie. Les 5e et 6e
symphonies de Bruckner, des concerts de février 2010, puis de mai 2017,
confirment la compréhension intime que Haitink a du compositeur. Son intégrale
avec le Concertgebouw qui s’est étalée sur une décennie, entre 1964 et 1973,
avait fait date par l’engagement et l’homogénéité de l’ensemble. Ici, la 5e
déploie une dynamique architecturale qui ne faiblit pas ; quant à la 6e,
elle nous vaut un Adagio profondément émouvant dont la beauté plastique
fascine, l’élan global rendant justice à cette partition qui nous emballe
toujours par sa luminosité. Suivent trois symphonies de Mahler. On se
souviendra d’une intégrale de premier plan avec le Concertgebouw dont la
réussite culminait dans une somptueuse 3e, sur laquelle planait la
voix inoubliable de Maureen Forester. Le présent concert de juin 2016 est tout
aussi royal, même si Gerhild Romberger ne se hisse pas tout à fait à un aussi
haut niveau. Mais la réussite consiste ici dans une arche grandiose dont l’intensité
ne cesse de croître pour culminer dans un dernier mouvement en forme
d’apothéose qui donne à l’auditeur l’impression de vivre un moment d’ineffable
ouverture vers l’infini. La 4e symphonie de novembre 2005 est
poétique et lumineuse (avec la soprano Juliane Banse) ; la 9e
de décembre 2011, dans un contexte où la fluidité et l’apaisement du geste
dominent, conduisent l’Adagio final vers un dépouillement chargé d’humanité.
Haitink entre en profondeur dans cet univers tendu, et parfois même en
contemplation.
En ce qui nous concerne, ce sont les deux oratorios de
Haydn qui nous ont mis la tête à l’envers. La
Création est un concert de décembre 2013, qui atteint une grandeur et une
puissance qui transportent, dans un climat spirituel intense, avec la soprano
Camilla Tilling et le ténor Mark Padmore en état de grâce, le baryton Hanno
Müller-Brachmann les suivant sans hésiter dans cette folle aventure qui
privilégie la flamme intérieure. Quant aux Saisons,
enregistrées en novembre 1997, elles sont tout bonnement exceptionnelles. Elles
explosent de vitalité, de joie, de tonicité et de bonheur de vivre. C’est une
démonstration exaltante, aux sensations capiteuses, qui culmine dans un
« Automne » de rêve, dont le climat utilise toutes les facettes des
couleurs, comme si on mettait sous les yeux de l’auditeur ébloui et comblé le
frémissement d’une nature généreuse et palpitante. Les chœurs participent à la
fête et les trois solistes (le ténor Herbert Lippert, la basse Alan Titus et
surtout la soprano Julie Kaufmann) baignent dans l’ivresse partagée. Au total,
ce coffret d’hommage est une pure merveille, il procurera à ceux qui se
précipiteront pour l’acquérir des heures de réel bonheur. Les prises de son ne
gâchent pas le plaisir, elles ont fait l’objet d’un travail méticuleux et
rendent justice aux interprétations de ce jeune nonagénaire.
La revue française Diapason
de ce même mois de mars nous apprend qu’après avoir honoré les engagements
qu’il a encore d’ici l’été, dont plusieurs avec le même orchestre munichois,
Bernard Haitink a l’intention de prendre dans la foulée une année sabbatique
bien méritée. Avec un retour plein de surprises heureuses ?
Jean
Lacroix