jeudi 28 mars 2019

Un coffret de concerts publics pour les 90 ans du chef d’orchestre Bernard Haitink

Un coffret de concerts publics pour les 90 ans du chef d’orchestre Bernard Haitink

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Le hasard du calendrier veut que le jour même où ces lignes sont écrites, le 4 mars 2019, le chef d’orchestre hollandais Bernard Haitink fête ses 90 ans. C’est à cet anniversaire que nous nous associons, comme vient de le faire avec fastes le label BR Klassik, celui de l’Orchestre symphonique des Bayerischen Rundfunks. Bernard Haitink est depuis plusieurs décades au premier plan de l’actualité discographique. Après des études de violon et de direction d’orchestre au Conservatoire d’Amsterdam, sa ville natale, il travaille avec Ferdinand Leitner, débute dès 1956 (il n’a que 27 ans !) à la tête du prestigieux Concertgebouw et prend en charge l’année suivante l’Orchestre de la Radio néerlandaise. La disparition prématurée, en 1959, d’Eduard van Beinum, qui a succédé à Willem Mengelberg en 1945, lui ouvre les portes du Concertgebouw en qualité de directeur musical. Quel challenge à assurer ! Les deux chefs légendaires qui l’ont précédé à ce poste ont conduit cette phalange phénoménale vers des sommets sur lesquels il convient de se maintenir. Haitink va réussir cette gageure : son mandat durera vingt-sept ans. Avec à la clef une discographie qui s’impose aux tout premiers rangs, qu’il s’agisse de Beethoven, Bruckner, Mahler, Brahms, Chostakovitch, Vaughan Williams et bien d’autres. Le talent de Haitink s’exprime à travers un équilibre rigoureux de la direction, une sensibilité maîtrisée et ce que l’on pourrait appeler un humanisme musical, fait de respect des partitions, d’investissement chaleureux et de recherche de perfection stylistique. Haitink est appelé au Philharmonique de Londres dès 1967, il se partagera pendant dix ans entre les bords de la Tamise et les canaux amstellodamois. Ce sera ensuite le Festival de Glyndebourne, le Covent Garden pendant quinze ans, le Symphonique de Boston en qualité de premier chef invité, la Staatskapelle de Dresde pendant deux ans, le Symphonique de Chicago de 2007 à 2010. Une carrière fabuleuse pour ce meneur d’hommes affable mais aussi exigeant quant au rendu sonore. Avec les Bayerischen Rundfunks, qui lui rendent aujourd’hui hommage, la complicité existe depuis de nombreuses années. Haitink a conduit les Munichois pour la première fois en avril 1958, c’est un invité régulier (Maris Janssons en est le directeur musical depuis 2003). Le coup de chapeau à Haitink par cet orchestre de classe pour fêter dignement son anniversaire se présente sous la forme d’un coffret de onze CD (BR Klassik 900174). Il s’agit de concerts publics concentrés essentiellement sur les années 2010 à 2017, avec une incursion en 1997 et en 2005. Au programme, Beethoven, Bruckner, Haydn et Mahler. Et quel programme ! En salle, Haitink apparaît souvent encore plus empreint d’humanisme qu’en studio ; il apporte aux partitions qu’il aborde ce complément d’âme qu’elles attendent des interprètes, en pleine sagesse et en pleine humilité. C’est la Missa Solemnis de Beethoven qui ouvre la série, un live de septembre 2014, qui, sauf erreur, est le premier enregistrement que l’on ait de la vision de cette œuvre par Haitink. C’est un apport heureux à la discographie car la ferveur et l’élévation dominent. Ici, pas de démonstration jubilatoire, ni d’ascétique sentiment religieux, le tempo est mesuré certes, mais la cohésion est intense, le côté spirituel est cerné avec justesse. Les chœurs et les solistes (Genia Kühmeier, Elisabeth Kulman, Mark Padmore et Hanno Büller-Brachmann) sont en osmose ; c’est un bel apport à la discographie. Les 5e et 6e symphonies de Bruckner, des concerts de février 2010, puis de mai 2017, confirment la compréhension intime que Haitink a du compositeur. Son intégrale avec le Concertgebouw qui s’est étalée sur une décennie, entre 1964 et 1973, avait fait date par l’engagement et l’homogénéité de l’ensemble. Ici, la 5e déploie une dynamique architecturale qui ne faiblit pas ; quant à la 6e, elle nous vaut un Adagio profondément émouvant dont la beauté plastique fascine, l’élan global rendant justice à cette partition qui nous emballe toujours par sa luminosité. Suivent trois symphonies de Mahler. On se souviendra d’une intégrale de premier plan avec le Concertgebouw dont la réussite culminait dans une somptueuse 3e, sur laquelle planait la voix inoubliable de Maureen Forester. Le présent concert de juin 2016 est tout aussi royal, même si Gerhild Romberger ne se hisse pas tout à fait à un aussi haut niveau. Mais la réussite consiste ici dans une arche grandiose dont l’intensité ne cesse de croître pour culminer dans un dernier mouvement en forme d’apothéose qui donne à l’auditeur l’impression de vivre un moment d’ineffable ouverture vers l’infini. La 4e symphonie de novembre 2005 est poétique et lumineuse (avec la soprano Juliane Banse) ; la 9e de décembre 2011, dans un contexte où la fluidité et l’apaisement du geste dominent, conduisent l’Adagio final vers un dépouillement chargé d’humanité. Haitink entre en profondeur dans cet univers tendu, et parfois même en contemplation.
En ce qui nous concerne, ce sont les deux oratorios de Haydn qui nous ont mis la tête à l’envers. La Création est un concert de décembre 2013, qui atteint une grandeur et une puissance qui transportent, dans un climat spirituel intense, avec la soprano Camilla Tilling et le ténor Mark Padmore en état de grâce, le baryton Hanno Müller-Brachmann les suivant sans hésiter dans cette folle aventure qui privilégie la flamme intérieure. Quant aux Saisons, enregistrées en novembre 1997, elles sont tout bonnement exceptionnelles. Elles explosent de vitalité, de joie, de tonicité et de bonheur de vivre. C’est une démonstration exaltante, aux sensations capiteuses, qui culmine dans un « Automne » de rêve, dont le climat utilise toutes les facettes des couleurs, comme si on mettait sous les yeux de l’auditeur ébloui et comblé le frémissement d’une nature généreuse et palpitante. Les chœurs participent à la fête et les trois solistes (le ténor Herbert Lippert, la basse Alan Titus et surtout la soprano Julie Kaufmann) baignent dans l’ivresse partagée. Au total, ce coffret d’hommage est une pure merveille, il procurera à ceux qui se précipiteront pour l’acquérir des heures de réel bonheur. Les prises de son ne gâchent pas le plaisir, elles ont fait l’objet d’un travail méticuleux et rendent justice aux interprétations de ce jeune nonagénaire.
La revue française Diapason de ce même mois de mars nous apprend qu’après avoir honoré les engagements qu’il a encore d’ici l’été, dont plusieurs avec le même orchestre munichois, Bernard Haitink a l’intention de prendre dans la foulée une année sabbatique bien méritée. Avec un retour plein de surprises heureuses ?

Jean Lacroix