Walter Braunfels, une carrière brisée par le nazisme
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La firme Capriccio, dont on
saluera la curiosité et l’ouverture à un répertoire moins routinier, a déjà
consacré trois CD à Walter Braunfels, l’un à des partitions symphoniques, un
autre à des lieder (avec la soprano Marlis Petersen), et un troisième à sa Grande Messe. Elle nous en offre un
quatrième, dans le domaine concertant cette fois, ce qui permet d’avoir une
meilleure connaissance de ce créateur, dont on avait pu apprécier l’opéra aux
sonorités magiques Les Oiseaux,
publié par Arthaus sur DVD dans la production de 2009 de l’Opéra de Los Angeles
dirigé par James Conlon. Le destin de Walter Braunfels (1882-1954) a hélas
croisé la route des nazis qui ont interrompu brutalement une carrière
prometteuse. Né à Francfort-sur-Main d’un père juriste et d’une mère, elle-même
pianiste, qui était la grande-nièce du compositeur Louis Spohr, il reçoit ses
premières leçons dans le contexte familial. Il entame des études de droit et
d’économie à Munich où l’audition du Tristan
et Isolde de Wagner l’éblouit. Il poursuit son apprentissage musical à
Vienne auprès de Théodor Leschetitzky, professeur à l’immense réputation qui
comptera aussi parmi ses élèves Paderewski, Schnabel, Moiseiwitsch ou
Braïlowski… La composition, c’est auprès de Felix Mottl et Ludwig Thuille qu’il
s’en imprégnera. L’avenir semble sourire à Braunfels, il devient très vite un
pianiste professionnel. Avec Hermann Abendroth, il fonde le Conservatoire de
Cologne et en devient le premier directeur, de 1925 à 1933. Mais il est écarté
de l’enseignement par les nazis en tant que demi-juif, sa situation s’étant
encore compliquée par son refus d’une proposition qui lui avait été faite par
le parti fasciste dix ans auparavant de composer un hymne à sa gloire. Les
nazis n’avaient pas oublié l’affront. Avec prudence et sagesse, Braunfels
essaya de se faire oublier et alla s’établir à Überlingen, dans le
Bade-Wurtemberg, sur les bords du lac de Constance, loin des centres musicaux
et politiques agités de l’Allemagne ; il réussit à se faire oublier, mais
ses partitions attendirent dans ses tiroirs.
Le livret du présent CD
Capriccio, qui n’est pas traduit en français, explique que Braunfels subit en
fait une deuxième « mort musicale » après la guerre. Il ne faisait pas partie de ceux qui avaient été
contraints à l’exil ou avaient été assassinés. Les victimes
« directes » furent gratifiées d’une reconnaissance plus rapide. Par
ailleurs, les milieux artistiques de l’après-guerre, avides d’idées novatrices,
le considérèrent comme dépassé. Il fut peu joué, et son nom oublié du
répertoire. Il obtint cependant une reconnaissance de son vivant : le
poste de directeur du Conservatoire de Cologne perdu près de quinze ans auparavant
lui fut rendu en 1947. Ses talents de pianiste le menèrent même comme
interprète à la radio allemande. Après sa disparition, une lente prise de
conscience de la qualité de son œuvre se fit peu à peu jour, même si, en dehors
de l’opéra Les Oiseaux déjà évoqué,
son nom resta rare sur les affiches de concerts. Braunfels était un artiste que
l’on peut qualifier de conservateur, il était le défenseur du patrimoine
classique et romantique allemand. On évoque souvent Richard Strauss ou même une
influence debussyste à propos de ses compositions. On considère, non sans
raison, qu’il s’inscrit dans la grande tradition incarnée par Mendelssohn,
Bruckner et Wagner.
Le CD Capriccio (C5345) qui nous
occupe propose trois partitions pour piano et orchestre, qui se révèlent
particulièrement séduisantes à l’audition. Elles couvrent par ailleurs deux
périodes créatrices de Braunfels, dont on peut ainsi suivre l’évolution. Le Sabbat des Sorcières, son opus 8,
date de 1906 ; il n’a jamais été joué du vivant du compositeur et il
s’agit d’un premier enregistrement mondial. D’une durée d’un peu plus de quinze
minutes, ce Sabbat révèle un métier
déjà sûr, avec de grands élans rythmés, une véhémence de l’écriture
pianistique, des accents ironiques et un orchestre exacerbé. On note des
réminiscences beethoveniennes et surtout wagnériennes. Braunfels, âgé de 24
ans, subit encore l’influence des grands anciens, mais il démontre un sens
dramatique et sa maîtrise de la virtuosité. La deuxième partition est la Pièce de concert opus 64 pour piano et
orchestre, composée en 1946. Eugen Jochum en dirigea la première à Hambourg,
avec le compositeur en soliste. Deux guerres mondiales séparent cette œuvre en
un mouvement du Sabbat des sorcières,
elle se révèle plus sombre, plus sobre aussi, avec une orchestration affinée.
Une autre première mondiale nous est offerte avec les Danses des Hébrides opus 70, écrites au tout début des années 1950.
C’est un divertimento sur des thèmes écossais, généreux dans sa conception,
avec des rappels de vagues et de tempêtes dans l’introduction, avant le
surgissement d’un thème lyrique apaisé qui se déploie avec beaucoup de
couleurs. Ce n’est pas à proprement parler une œuvre
« régionaliste », mais plutôt une évocation qui rappelle celle de
Mendelssohn dans la fameuse ouverture de la Grotte
de Fingal. Il s’agit d’impressions (à la suite d’un voyage effectué ?)
dans un langage descriptif, qui fait penser à la manière picturale qu’ont
certains compositeurs anglais d’exalter les paysages, un peu comme des pastels,
entre poésie et demi-teinte. La création eut lieu à Karlsruhe en 1952, le
soliste était le fils du compositeur, Michael, qui eut l’occasion d’en donner
quelques exécutions publiques jusqu’en 1962, avant que les Danses des Hébrides ne disparaissent des salles de concerts.
La postérité a été injuste avec
Braunfels, on saluera donc avec respect la réhabilitation entreprise par
Capriccio. Le chef d’orchestre George Bühl, qui a fait sensation il y a
quelques années en dirigeant un Ring
à l’Opéra Royal de Stockholm, est à la tête de la Deutsche Staatsphilharmonie
Rheinland-Pfalz, une formation établie à Ludwigshafen qui collabore
régulièrement avec Capriccio et a déjà reçu quelques récompenses
discographiques. Elle fait preuve ici d’un réel engagement. La soliste est
l’Allemande Tatjana Blome, qui compte à son actif plusieurs dizaines
d’enregistrements pour Deutsche Gramophon, Naxos et quelques autres labels.
Elle donne de nombreux récitals, se produit avec des orchestres de plusieurs
pays ainsi qu’en musique de chambre. Sa technique pianistique est sûre, elle a
un vrai sens de la couleur et des contrastes. On tient en tout cas ici des
interprétations qui rendent justice à Braunfels et qui sont, pour l’instant, la
seule référence discographique. Le répertoire est enrichi d’une manière utile
et judicieuse ; on saluera cette initiative comme elle mérite.
Jean Lacroix