jeudi 14 mars 2019

A la Bibliotheca Wittockiana, à Bruxelles: une exposition de livres illustrés dans les anciens Pays-Bas et à Liège du xve au xviiie siècle

Les images parlent Pictura Loquens

LIVRaisons accueille des articles et recensions, qui sont autant de coups de coeur, d'écrivains à la fois érudits, curieux et heureux de transmettre et partager les émotions esthétiques, culturelles, artistiques et littéraires qu'il leur est donné de connaître. François-Xavier Lavenne appartient à cette catégorie d'hommes de lettres et d'érudition, dont la modestie n'a d'égale que leur talent et leur art déployés pour nous aider à apprécier et apprendre les domaines qu'ils fréquentent. Ils nous en ouvrent les portes avec une verve et une jubilation aussi communicatives que stimulantes. Nous avions déjà lu Lavenne à propos de Henri Vernes, il nous promet de prochains textes consacrés au peintre, disciple de Paul Delvaux,  Walter Vilain...

Décidément, François-Xavier Lavenne,  ce spécialiste de l'oeuvre de Céline (auquel il a consacré une thèse couronnée par le Grand prix de l'Académie royale de Belgique), directeur de la Maison-Musée Maurice Carême, administrateur de PEN Belgique et co-président de l'Association Charles Plisnier, fait honneur à LIVRaisons dont la vocation est aussi le partage.

Dans cet article consacré à l'exposition de Livres anciens à la Biblioteca Wittockiana (où se trouvera dorénavant le siège de l'Association Charles Plisnier), Lavenne nous invite à reconsidérer l'importance de l'objet-livre dans un monde de plus en plus dématérialisé. Une manière de répondre à cette invitation est de franchir le seuil de ce lieu unique qu'est la Biblioteca Wittockiana, et de nous laisser emporter dans la magie du livre. 

Suivons le guide, sans tarder: l'exposition a lieu du 10 février au 31 mars 2019. 
Jean Jauniaux, le 14 mars 2019

 Livres illustrés dans les anciens Pays-Bas et à Liège du xve au xviiie siècle
Exposition à la Bibliotheca Wittockiana



            Les images parlent. Il suffit de les écouter, de venir tendre l’oreille à la Bibliotheca Wittockiana pour comprendre leurs secrets, les réseaux qu’elles tissent dans le temps et dans l’espace. Dans l’écrin moderne du musée, les membres de la Société royale des bibliophiles et iconophiles de Belgique exposent des pièces parmi les plus rares et les plus belles de leurs collections. L’occasion de les découvrir est unique. 
            Le visiteur est accueilli par une gravure gigantesque du triomphe de Léopold-Guillaume de Habsbourg, intitulée Flandria Liberata. L’image emprunte à l’iconographie du jugement dernier ainsi qu’à la mythologie et aux allégories antiques. Les cités délivrées sont les élus qui célèbrent leur sauveur, entourés d’angelots portant des cornes d’abondance. Les cités rebelles sont les damnés, courbés, se cachant le visage, écrasés par la foudre au milieu des colonnes et des armes brisées. 
            D’emblée, cette représentation souligne l’existence d’un riche lexique iconographique dont les hommes de la Renaissance et des Temps modernes étaient familiers et qu’ils pouvaient décoder sans peine, mais qui demande un effort d’immersion au lecteur d’aujourd’hui. 
            L’exposition permet de suivre l’évolution des techniques de gravure. Un incunable racontant l’histoire de Mélusine surprend par la fraicheur des couleurs de ses bois gravés. On y voit Mélusine au bain, surprise par son époux, puis fuyant le château, rendue à jamais à sa nature de serpent. Ce livre met en lumière la transition entre les manuscrits enluminés et les livres typographiés. 
            Avec l’imprimerie, les livres perdent la couleur, qui ne peut plus qu’être ajoutée ultérieurement. Cette absence impose aux artistes de trouver des formes d’expressivité adaptées aux nouvelles techniques. Puisque l’image ne peut plus compter qu’exceptionnellement sur la puissance du jeu chromatique pour sauter aux yeux ou faciliter sa lecture, l’art de la gravure devient l’art du trait, de l’équilibre et du contraste du noir et du blanc. Ainsi voit-on au fil des vitrines le passage du bois aux plaques de cuivre finement incisées et découvre-t-on la souplesse des dégradés que permet le perfectionnement de la technique de l’eau-forte. 
            L’exposition met en exergue l’importance de l’illustration dans le rayonnement des œuvres et leur circulation. Les Métamorphoses d’Ovide sont l’une de ces sources d’images qui tapissent l’imaginaire commun. Un Icare, pris dans le tourbillon de sa chute alors que son père rase les flots, pose la question de la prudence et de l’audace – vertu ou vice aux conséquences potentiellement fatales. Ailleurs, on découvre Énée fuyant Troie, son père dans les bras, le petit Ascagne se cramponnant à un pan de son manteau, tandis qu’à l’arrière-plan, déjà floue, Créuse trébuche et se perd dans le palais en flamme. Les fables d’Ésope et de Phèdre constituent également une large part de ce flux d’images, puisées aux sources de l’antique, qui ne cesse de s’amplifier de livre en livre, d’édition en édition. 
            L’image ne se contente cependant pas d’illustrer le texte, elle l’amplifie. Au-delà de la fonction de ravir l’œil, elle se voit chargée d’inciter à la méditation et de persuader. Des bibles et des livres religieux témoignent du passage de la gravure de l’art de plaire à celui de convaincre. La sérénité des moines crucifiés aux mâts d’un bateau, dans une édition des Triomphes de Jésus Christ du moine jésuite Bartolomeo Ricci, a ainsi pour but d’édifier et transmet le message de la Contre-Réforme. De même, la détresse des Égyptiens submergés par la colère de Dieu, sur une bible hollandaise illustrée du xviiie siècle, ne peut manquer de frapper l’imagination de celui qui ouvre le livre, avant même qu’il commence la lecture. La gravure grave l’épisode de l’Exode dans l’esprit du lecteur, elle en pointe immédiatement le sens pour appuyer le texte. 
            L’une des pièces les plus étonnantes de l’exposition est, dans ce contexte, une bible en rébus, dont le but était de permettre aux jeunes enfants de mémoriser plus aisément les versets. Sur d’autres livres, des squelettes armés de faux agrippent les hommes pour effrayer le lecteur et le pousser à se préparer à la mort. L’image parle d’elle-même ; le texte s’y joint comme un commentaire, son enseignement se déploie à partir de l’émotion qu’elle suscite. 
La complicité sémantique du texte et de l’image et la puissance de résonnance qui surgit de leur mise en dialogue culminent dans une série de livres emblématiques. La sagesse pratique s’y mêle à l’enseignement chrétien, mais certains de ces livres véhiculent des messages hermétiques compréhensibles des seuls initiés. 
            Les livres choisis pour cette exposition sont autant de portes ouvertes sur la vie des hommes du xve au xviiie siècle. Ils permettent de sillonner leur univers mental ; de comprendre leurs représentations du monde, de la mort et de la vie ; de sentir ce qui les préoccupait au quotidien.   
            Les guerres et leur cortège d’atrocités et de famines rythment la vie du peuple. Une estampe de Frans Hogenberg, représentant le sac de Malines, expose crument la brutalité des pillages, des viols et des massacres. La « bête immonde de la guerre » s’étale sur une gravure de Salomon Savary. Elle s’avance, la gueule fumante, au milieu des ruines, nullement rassasiée, mi-aigle, mi-dragon, assemblage hétéroclite de fusils, de sabres, de canons, d’instruments de marches militaires. La littérature peut alors se faire littérature de combat. Une collection de pamphlets, accompagnés de gravures satiriques, montre que l’alliance du texte et de l’image est une arme. 
            Durant cette période troublée sur le plan politique et religieux, le livre peut aussi devenir victime et porter les stigmates de la censure. Rien n’arrête pourtant le bouillonnement culturel et la vivacité du débat d’idées qu’illustrent des portraits d’humanistes et des éditions de L’éloge de la Folie d’Érasme. Une nouvelle idée de l’Homme et de son rapport au savoir apparaît avec la Renaissance. On la comprend en regardant une savoureuse représentation du petit Pantagruel portant son berceau sur la tête au milieu des minuscules amis de son gigantesque père, attablés à une table de banquet. L’appétit rabelaisien est un appétit de savoir universel qui bouscule les dogmes et ne se soucie pas des convenances. 
            Le rôle du livre et de ses illustrations comme vecteur de connaissances nouvelles ne manque d’ailleurs pas d’être mis en valeur grâce à des atlas, des ouvrages de botanique aux planches d’une rare précision, des traités d’optique, d’architecture, de médecine… 
L’exposition se finit, au premier étage, par des vitrines qui abordent les liens entre la gravure et la peinture. L’influence de la Renaissance italienne est sensible chez Maarten van Heemskerk dans la souplesse du trait et l’attention à la musculature. Les gravures de Pieter van der Heyden transmettent la puissance satirique des dessins de Brueghel. De même, Pieter de Jode transfère sur la plaque de cuivre la puissance des dessins de Van Dijck, dont est exposée une étude du torse nu d’un homme. On découvre aussi la stupéfiante énergie des traits de plume de Gérard de Lairesse sur un dessin, dont il a lui-même tiré une gravure et qui représente Caïn fuyant après le meurtre d’Abel. Un dessin original de Rubens, réalisé pour le Breviarum romanum, est aussi exposé. Pour saisir l’instant de la descente du Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte, Rubens crée une composition sobre et dramatique dans laquelle les figures s’esquissent dans l’encre brune, baignées dans une houle qu’animent de fines lignes blanches autour de la colombe. 
En se promenant de vitrine en vitrine dans cette très riche exposition, on devine, derrière chacune des pièces, une histoire, celle de la rencontre d’un homme et d’un objet. Il peut s’agir de la recherche patiente d’un livre précis, d’un coup de foudre ou du hasard qui fait découvrir le trésor rêvé depuis longtemps, inconnu du marchand. La collection est la trace d’un mystère, celui d’une passion qui anime la vie. Cette exposition permet de la partager avec le grand public. Elle offre une plongée fascinante dans une époque décisive ; elle rappelle, à l’heure de la dématérialisation, l’importance de l’objet-livre.

François-Xavier Lavenne



Pictura loquens à la Bibliotheca Wittockiana du 10/02 au 31/03 2019
Catalogue : Pictura loquens, Société royale des bibliophiles & iconophiles de Belgique, 2019



10.02.19 > 31.03.19
PICTURA LOQUENS

Une exposition de la Société royale des bibliophiles et iconophiles de Belgique (SRBIB)

Livres illustrés dans les anciens Pays-Bas et à Liège du 15ème au 18ème siècle

Cette exposition sera structurée autour du livre illustré publié dans nos contrées. Pictura loquens, que l’on peut traduire librement par image parlante, fait référence à une expression dont l’origine remonte à Horace qui, dans son Art Poétique, déclare que notre esprit est plus vivement frappé par ce qu’il voit que par ce qu’il entend. Depuis lors, artistes et poètes participent à ce débat, mais coopèrent dans la création de textes et d’images qui, quelquefois, deviennent l’élément principal…

Visites guidées de l’exposition « Pictura Loquens »:

Les mercredis à 14h: 13, 20 et 27 février ainsi que les 6, 13, 20 et 27 mars
Prix par personne: 8 € (gratuit pour les Amis de la BW).
Groupe de maximum 20 personnes.

Bibliotheca Wittockiana, 23 Rue du Bemel  à B-1150 Woluwe-Saint-Pierre

info@wittockiana.org                 tél : 02/ 770 53 33