Henri Vernes, le père de Bob Morane, aura 100 ans le 16 octobre prochain...
Pour lui rendre hommage, nous vous proposons un entretien à son propos avec Jacques De Decker, entretien mené par François-Xavier Lavenne.
Nous vous invitons aussi à ré-écouter les entretiens que nous avions enregistré avec Henri Vernes et qui sont toujours accessibles dans la "Formidable sonothèque" (dixit Bernard Pivot) de la webradio espace-livres. Pour retrouver la voix de Henri Vernes, il suffit de cliquer sur les liens correspondants aux deux longs entretiens qu'il nous a accordés dans son appartement d'Ixelles, l'un à propos de ses "Mémoires" , l'autre à l'occasion de la parution de ce qui deviendra un livre culte: 'un inédit-inachevé "Façon Série Noire" que la Pierre d'Alun a édité, orné de gravures de Loustal! Au terme de l'interview, nous avons demandé à Henri Vernes d'achever le roman... Demande qu'il voulut bien honorer. Il manquait alors une illustration finale que nous nous sommes empressés de demander à Loustal... Faisant ainsi d'un exemplaire original de ce livre inédit un véritable collector pour le grand enchantement de celui qui signe cet éditorial et qui découvrit la littérature en ouvrant Trafic aux Caraïbes...
Henri Vernes, doyen des membres de PEN Belgique, en avait été l'invité lors d'une séance tenue à l'Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique le 16 octobre 2016. Il n'avait que 98 ans!
Jean Jauniaux, octobre 2018
© Jean Jauniaux
Jacques De Decker: « Bob Morane nous a appris le monde »
Henri
Vernes a 100 ans aujourd’hui.
C’est l’occasion de rappeler et de mesurer
l’importance de son œuvre. Henri Vernes est un sujet en soi. Rien que son
pseudonyme est un programme. Toute une génération et même plusieurs générations
sont les enfants de Bob Morane. Il est ce que j’appelle un mythothète. C’est un
substantif que j’ai créé sur le modèle de Roland Barthes qui parlait des
logothètes, c’est-à-dire les inventeurs de langue. Les mythothètes sont les
inventeurs de mythes et Henri Vernes est un de nos grands mythothètes avec
Simenon et Hergé.
En quoi
Bob Morane est-il différent d’autres héros ?
Je crois qu’un jour Bob Morane apparaîtra comme
la première incarnation de la mondialisation fantasmatique. On a donné à la
Première Guerre mondiale cet adjectif abusivement. On était déjà moins dans
l’erreur avec la Deuxième Guerre mondiale à cause de l’engagement du Japon. Le
concept de mondialisation apparaîtra, si on fait encore de l’Histoire dans un
siècle, d’abord comme fantasmatique avec des esquisses préalables avant de
trouver sa première concrétion cohérente et complète dans la figure d’un
personnage qui parcourt la planète et qui s’intéresse à sa variété, à chacune
de ses parties dans ses spécificités. Ce personnage, c’est Bob Morane. Il y a
chez Henri Vernes un très grand souci de précision dans ce qu’il écrit et puis
aussi une sensibilité à des problématiques nouvelles qui amènent Bob à lutter
pour des causes qui deviennent transfrontalières et même transcontinentales.
Bob Morane
est un farouche anti-colonialiste, sensible à la sagesse des peuples dits « primitifs »,
un précurseur de l’écologie, un homme sceptique à l’égard des dangers du monde
moderne et de l’industrialisation, un citoyen du monde… Pourrait-on le voir
comme une sorte de pionnier de l’altermondialisme ?
Bob Morane est quelqu’un qui assimile tout ça.
C’est avant tout quelqu’un de curieux et d’ouvert qui est conscient de cet
univers dans lequel il se meut, de sa diversité, de ses enjeux, de ses
injustices, des dangers qui le menacent. À travers lui, Henri Vernes donne à la
jeunesse qui le lit une vision planétaire. J’ai une anecdote à ce sujet :
un jour, au Salon du Livre de Paris, j’ai vu Bernard-Henri Lévy qui était en
train de signer. Dès qu’il a entendu qu’Henri Vernes était présent, il s’est
arrêté, a traversé tout le salon et est venu s’incliner devant lui en disant
« Monsieur, vous m’avez appris le monde ! ».
Henri
Vernes est lui-même un globe-trotter
C’est l’homme de son œuvre ! Comme, à
l’époque, il n’y avait pas tous les moyens de communication que l’on a
aujourd’hui, ce n’était pas toujours facile de le trouver ou, pour lui, de
faire parvenir ses manuscrits alors qu’il était à l’autre bout du monde. Il
faut se rendre compte qu’il y avait d’énormes impératifs d’édition. Il fallait
que paraissent six Bob Morane par an ! C’était une cadence folle. Il
puisait l’inspiration pour les aventures de son héros dans tout ce qu’il
voyait, dans tout ce qu’il entendait autour de lui.
La série des
Bob Morane est indissociable de l’aventure éditoriale que fut Marabout. Peut-on
qualifier cette maison d’édition de visionnaire ?
Au départ, Marabout est une initiative
d’imprimeur, l’initiative d’un imprimeur de Verviers, André Gérard, qui avait
été impressionné par le succès des pocket
books anglais Penguin. Le mot « marabout » est d’ailleurs une
variation sur le symbole de cette collection anglaise, le pingouin. Il s’est
dit que la manière d’assurer son travail d’imprimeur était de créer des formats
de poche accessibles pour toute une série de types de publications.
Ce qui est visionnaire chez André Gérard est
qu’il n’a pas imaginé que le Marabout général, il a aussi fait le Marabout
junior, le Marabout Flash… Sa force a été de s’entourer de conseillers littéraires
comme Jean-Jacques Schellens, qui était quelqu’un d’extrêmement créatif et
imaginatif, qui a su lui-même s’entourer de personnes comme Jean-Baptiste
Baronian. À partir de là, les orientations de ces livres de poche se sont multipliées.
C’est notamment grâce à Marabout que l’œuvre de
Jean Ray a été tirée de l’oubli. C’est d’ailleurs Henri Vernes qui a mis
Jean-Baptiste Baronian sur la piste de Jean Ray et c’est eux qui l’ont
republié.
On peut donc parler d’une formidable incursion
typiquement et strictement belge dans le livre de poche sur le continent
européen. Le livre de poche Marabout a séduit l’ensemble de la francophonie et était
extrêmement diffusé. Il a pu prospérer parce que la formule était originale et
n’a connu de concurrence qu’avec un décalage de plusieurs années. Ce fut le Livre de poche, proprement dit, qui est,
en quelque sorte, une réponse de la France à l’idée lancée à Verviers. La
maison Marabout a alors compris qu’il fallait qu’elle se diversifie, notamment
vers le public jeune et elle a créé Marabout junior.
Bob Morane
a-t-il été l’arme de Marabout pour conquérir ce public ?
Marabout junior mérite qu’on lui consacre un
doctorat en sciences économiques ! Pour la première fois, un éditeur se
posait la question d’une tranche générationnelle précise : les lecteurs
allant de douze à trente ans. Il y avait une prise de conscience des centres
d’intérêt des adolescents, de leurs goûts, de ce qui les faisait rêver. Le
directeur littéraire de Marabout a tout de suite senti que pour propulser cette
collection, il fallait un héros qui incarnerait ses valeurs. Et il va confier
cette mission à celui qui va devenir Henri Vernes. On est donc en face d’un
travail pionnier qui n’aura jamais d’équivalent.
D’autres
séries vont également être lancées par Marabout à la suite du succès de Bob
Morane, mais toutes finiront par s’arrêter vers la fin des années soixante.
Comment expliquer que Bob Morane n’ait pas connu le même déclin ?
Le succès de Bob Morane est foudroyant et sa longévité
est exceptionnelle. Il y aura effectivement des tentatives pour installer
d’autres séries porteuses. Par exemple, il y a eu une série pour le public des
jeunes filles, Line. Il y a aussi eu Nick Jordan avec André Fernez. Ils ont
également recruté Michel Duino qui a écrit énormément de titres. Il s’est ainsi
créé une équipe d’écrivains « industriels » – cela n’a rien de
péjoratif – qui vont sentir qu’il ne faut plus se tourner vers les grands
personnages historiques, les généraux, les hommes politiques…, mais vers
d’autres figures, des figures qui peuvent enthousiasmer les adolescents. Si
vous suivez la liste des biographies parues dans la collection Marabout junior,
vous découvrirez que ce sont les aviateurs, les explorateurs qui sont mis à
l’honneur. Henri Vernes a commencé par une biographie de ce type chez Marabout
avec Les conquérants de l’Everest. Mais
à un moment, il y a eu le sentiment qu’à côté de ces personnages réels, il fallait
un héros porteur qui incarnerait l’Aventure. C’est Henri Vernes qui va être
capable de réaliser ce projet. Bob Morane résulte de la rencontre entre un
projet éditorial visionnaire et l’imagination débordante d’un écrivain.
(Entretien recueilli par François-Xavier Lavenne)