Deux approches du Concerto pour violon de Mendelssohn...
Nathan Milstein |
Le 25 août 1938, Arturo Toscanini
inaugurait la première édition du Festival de Lucerne qui, au fil des ans,
allait prendre une ampleur artistique considérable et devenir un lieu de
référence pour la musique. De nombreux concerts de haut niveau, dont des
témoignages subsistent, l’ont montré à foison. Le label Audite (95.646) propose
des enregistrements extraits de deux prestations publiques qui se sont déroulées
dans la cité suisse au cours des années 1950. Le soliste était à chaque fois le
fabuleux violoniste Nathan Milstein (1903-1992). Né à Odessa, élève du
légendaire Léopold Auer, Milstein avait quitté la Russie en 1925 avec son ami
Vladimir Horowitz pour une tournée européenne. Il décida de ne pas retourner
dans son pays. A Bruxelles, en 1926, il
reçut quelques leçons d’Ysaÿe qui constata qu’il n’avait plus rien à lui
apprendre. Il entama une carrière américaine dès 1929 et devint très vite l’un
des archets les plus prestigieux du XXe siècle. Dès 1945, il jouait sur un
Stradivarius de 1716, le « Goldman » qu’il rebaptisa « Maria
Teresa » en l’honneur de son épouse et de sa fille et pour lequel il avait
une prédilection, même s’il acquit aussi le « Dancla » de 1703. La
perfection technique de Milstein était immense ; il avait une obsession
absolue pour l’articulation des notes, la sobriété, la clarté et la rigueur, il
ne cédait pas aux effets faciles ni au spectaculaire. Son implacable virtuosité
était totalement maîtrisée, et sa recherche de nouveaux doigtés, incessante. Le
dépouillement du jeu était une caractéristique de son art que l’on découvre
dans les compositions de la période romantique dans laquelle il excellait. Ses
disques publiés sont éloquents et demeurent de grandes références, sans
cesse rééditées. Les deux concertos que l’on découvre ici sont des habitués de
son répertoire. Mais ils permettent d’avoir accès à des versions dirigées par
des chefs d’orchestre que l’on ne retrouve pas dans sa discographie officielle.
C’est dire leur intérêt. Le concerto de Dvorak (joué le 6 août 1955), avec
Ernest Ansermet à la tête de la phalange du Festival, est marqué par « la
sonorité incandescente » du violoniste, selon la belle formule du livret,
mais surtout par une entente avec l’orchestre qui, mené par le chef suisse avec
une flamme qu’il ne s’accorde pas toujours en studio, entretient une vigueur
qui entraîne tout sur son passage. On connaît d’ardentes versions de studio
avec Steinberg ou Frühbeck de Burgos, mais celle-ci vit d’une plus value
scénique qu’il faut admirer. Que dire alors du Mendelssohn, enregistré le 12
août 1953, avec Igor Markévitch à la baguette ? Ici aussi, la tension est
palpable, le compositeur est loin de l’image raffinée, subtile et élégante dont
beaucoup d’interprètes l’affublent. Du début à la fin, Milstein, soutenu par un
orchestre souverain, déploie un jeu vigoureux, sans affectation, il va droit au
but, tambour battant. Une version qui va de l’avant, sans détour, qui « sonne
comme celle d’un homme en fuite », précise justement l’excellent livret.
Milstein a enregistré le Mendelssohn en studio à plusieurs reprises (Walter,
Abbado, Kurtz, Steinberg…), mais cette version de Lucerne est l’une des plus
engagées. On saluera la qualité de la prise de son de ces soirées des années
1950 ; leur apport à l’histoire de l’interprétation du violon est
indiscutable.
Le hasard des publications veut
que paraisse simultanément un CD Alpha (410) sur lequel, aux côtés de l’Octuor
de Mendelssohn, figure ce concerto pour violon opus 64. C’est la Française
Chouchane Siranossian, qui s’est spécialisée dans le domaine de
l’interprétation historique et de la musique contemporaine, qui officie,
soutenue par l’ensemble Anima Eterna Brugge, dirigé par Jakob Lehmann, en
public, en novembre 2016. On entre dans
un univers totalement différent, d’abord parce que la version choisie est
l’originale de 1844, exempte des quelques embellissements en termes de
virtuosité audacieuse et des mesures complémentaires que Mendelssohn y apporta
sur les conseils d’un ami. Ce retour aux racines est vu par les interprètes
comme « un aperçu dans l’atelier » du compositeur. Il intègre aussi
un mélange des deux versions, notamment dans la cadence, ce qui fait apparaître
l’ensemble comme assez mince, dans une conception étriquée, dont la flamme est
absente. La volonté de rajeunissement provoque une impression de projet
inabouti, le final étant par ailleurs assez confus au niveau de son ambiance.
L’Octuor qui complète le CD est joué lui aussi dans sa version originale, celle
de 1825, qui est plus longue. La soliste et ses sept comparses, au nombre
desquels figure le jeune et talentueux Jakob Lehmann parmi les violons, en
signent une version enthousiasmante : les dynamiques sont soulignées avec
élan, les pupitres sont en parfaite harmonie, la structuration du discours, qui
prend souvent une dimension symphonique, emporte l’adhésion. Une réussite en
demi-teinte donc pour ce CD dont l’ambition était une approche différente de
Mendelssohn. On l’aura compris, notre préférence reste acquise à Milstein pour
le concerto.
Un petit clin d’œil pour
terminer. On trouve souvent dans les biographies de Milstein l’indication
« 1904 » comme date de naissance. C’est une fausse affirmation, comme
il le dit lui-même dans son autobiographie « De la Russie à
l’Occident », écrite à quatre mains avec Solomon Volkov et publiée par
Buchet-Chastel en 1991. Aux pages 8 et 9 de ce volume, Milstein précise :
« Je suis né le dernier jour de 1903. Vingt-deux ans plus tard, quand avec
mon ami du même âge que moi, le pianiste Vladimir (« Volodya »)
Horowitz, nous nous préparâmes à quitter la Russie pour l’Occident, nous dûmes
l’un et l’autre nous rajeunir d’une année, sinon nous n’aurions pas été
acceptés à l’étranger. C’est pourquoi beaucoup d’ouvrages de référence
indiquent 1904 comme année de naissance pour Horowitz et moi-même, mais c’est
faux. » Le livret du CD Audite présenté ici commet l’erreur signalée par
Milstein. Son autobiographie, épuisée depuis longtemps, a reparu en avril 2018 chez le même éditeur. Une
lecture qui s’impose pour approfondir la connaissance d’un artiste
incomparable.
Jean Lacroix