Dans cette quatorzième livraison d'une rubrique musicale - dont il a emprunté le titre à Nietzsche "Sans la musique, la vie serait une erreur"-, Jean Lacroix rend compte de deux enregistrements d'oeuvres pour orgue. L'occasion pour lui de saluer deux compositeurs et de nous inviter au bonheur de leur écoute.
Jean Jauniaux, le 23 octobre 2018
Jeux d’orgue
En septembre 2017,
la Salle Henry Le Bœuf du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a pu enfin
bénéficier, après plusieurs dizaines d’années d’attente, de la restauration de
son orgue. Nous nous en sommes fait l’écho lorsque nous avons recensé le disque
de Benoît Mernier publié par la firme Cyprès. La cathédrale Notre-Dame d’Anvers
a récemment connu le même privilège : le titulaire de l’instrument, Pierre
Van de Velde, donnait le 13 avril dernier un récital de réouverture sur l’orgue
Schyven, dont la restauration aura été plus rapide que dans la capitale, il n’a
fallu qu’un peu moins de quatre ans. Grâce à un don généreux, la construction
de ce magnifique outil, « comparable aux orgues de Saint-Sulpice à Paris
et de la cathédrale de Riga » selon la notice du précieux livret en quatre
langues, avait été terminée en 1891. Pour des questions d’ordre budgétaire, le
facteur belge Schyven, auteur notamment de l’orgue de l’église Notre-Dame de
Laeken, fut préféré au Français Cavaillé-Coll. On lira avec intérêt dans la
notice les péripéties de ce choix. Le résultat est une incontestable
réussite : l’instrument est réputé pour la richesse de ses jeux poétiques
mais aussi pour la qualité de sa sonorité. Pour célébrer le renouveau, le label
Aeolius (AE-11151) propose un enregistrement d’œuvres de Joseph Callaerts
(1830-1901) ; titulaire de l’orgue de la cathédrale d’Anvers de 1855 à son
décès, il exerça aussi son art comme enseignant au futur conservatoire flamand de
la ville, appelé par Peter Benoit qui en était directeur. Callaerts composa des
messes, des cantates, de la musique de chambre, des pièces orchestrales, un
opéra et de nombreux morceaux pour orgue dont le présent CD donne un bel
échantillon. Le programme choisi, enregistré du 14 au 16 avril 2018, regroupe
une quinzaine de pièces, dont une première sonate posthume, sans doute une
œuvre de jeunesse qui date d’avant l’orgue Schyven, et des œuvres de courte
durée dont les registrations s’appliquent à l’instrument et peuvent donc être
jouées telles quelles. Elles illustrent la diversité de l’inspiration du
compositeur, qu’il s’agisse de méditation, de douceur ou de virtuosité. On
trouve aussi quelques transcriptions, de Bach, Mozart ou Peter Benoit. L’influence
de la tradition symphonique représentée par Lefébure-Wély ou Widor (qui
participa à l’inauguration de 1891 et était un ami de Callaerts) se fait
sentir, par exemple dans la splendide Symphonie
pastorale de 1893, qui décrit un paysage rural sous la tempête. A noter la
qualité sonore qui restitue avec finesse les registres d’un orgue qui
donne l’envie de faire le déplacement
pour aller le découvrir intra muros.
Ne quittons pas ce
domaine majestueux sans saluer, chez le même éditeur la publication de l’œuvre
intégrale pour orgue de Maurice Duruflé (1902-1986). Un seul CD suffit-il pour
ce magnifique compositeur-interprète ? Hélas, oui, car Duruflé était très
exigeant vis-à-vis de lui–même. Il écrivait en quantité limitée et avec
lenteur, combinant avec science les aspects polyphonique et symphonique. Il
était aussi imprégné de la tradition liturgique et éprouva du mal à se couler
dans l’évolution d’un nouveau langage musical comme celui de Messiaen (pour ne
citer que lui), le sien lui apparaissant comme dépassé. En 1975, un accident de
voiture le laissa brisé et il se retira de la vie active. Il est intéressant de
constater que la partition de Duruflé qui est encore en vogue est son Requiem de 1947, considéré comme un
classique au même titre que celui de Fauré. Il en existe un superbe témoignage
dans un album Erato qui date déjà de vingt ans : Duruflé dirige lui-même
cette œuvre inspirée. On y trouve aussi le compositeur jouant lui-même
quelques-unes de ses pièces pour orgue, notamment sur le Beuchet-Debierre de
1956 de l’Eglise Saint-Etienne-du-Mont, à Paris, dont il était titulaire. Dans
cette intégrale pour orgue de Duruflé en un seul CD (Aeolius AE-11161), c’est
la sobriété et l’équilibre qui dominent, mais aussi le raffinement harmonique
et la liberté d’expression, sans négliger l’effervescence dansante que l’on
retrouve dans le Scherzo, une de ses
toutes premières partitions. Les thèmes grégoriens sont exploités avec une
portée hymnique dans le Prélude, Adagio
et choral varié sur le thème du Veni Creator, un cycle de près de vingt
minutes dédié à l’un de ses professeurs, Louis Vierne (Tournemire fut aussi de
ses maîtres). De courtes pièces révèlent des qualités supérieures : la Sicilienne pétrie de grâce, la
monumentale Toccata, énergique et
d’un élan irrésistible, ou le douloureux Prélude
et fugue « sur le nom d’Alain », composé en hommage à la mémoire
de ce jeune organiste, frère de Marie-Claire Alain, tué au combat en 1940. Mais
la pièce centrale de l’œuvre de Duruflé est la Suite en trois parties (près de vingt-cinq minutes) qui débute dans
un climat sombre pour devenir peu à peu une arche grandiose qui appelle toutes
les forces de l’orgue avant d’ aboutir à un final apaisé. Un moment
extraordinaire ! Ce répertoire dont on regrette la brièveté est interprété
avec conviction et efficacité par notre compatriote Stéphane Mottoul, âgé de 28
ans, qui a étudié à Namur dans la classe de Benoît Mernier et a poursuivi sa
formation en France et en Allemagne. Il joue sur l’orgue de l’église
Saint-Laurent de Diekirch, qui a connu un renouvellement récent confié à la
manufacture belge Thomas, établie à Stavelot. Une partie de l’instrument de
1870 a été conservée, des tuyaux d’origine ont été restaurés et de nouveaux
registres sont venus s’adapter pour produire une envergure symphonique. Ce
précieux CD en témoigne avec bonheur.
Jean Lacroix