mardi 23 octobre 2018

Jeux d'orgue: Joseph Callaerts et Maurice Duruflé

Dans cette quatorzième livraison d'une rubrique musicale - dont il a emprunté le titre à Nietzsche   "Sans la musique, la vie serait une erreur"-, Jean Lacroix rend compte de deux enregistrements d'oeuvres pour orgue. L'occasion pour lui de saluer deux compositeurs et de nous inviter au bonheur de leur écoute.
Jean Jauniaux, le 23 octobre 2018

Jeux d’orgue




En septembre 2017, la Salle Henry Le Bœuf du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a pu enfin bénéficier, après plusieurs dizaines d’années d’attente, de la restauration de son orgue. Nous nous en sommes fait l’écho lorsque nous avons recensé le disque de Benoît Mernier publié par la firme Cyprès. La cathédrale Notre-Dame d’Anvers a récemment connu le même privilège : le titulaire de l’instrument, Pierre Van de Velde, donnait le 13 avril dernier un récital de réouverture sur l’orgue Schyven, dont la restauration aura été plus rapide que dans la capitale, il n’a fallu qu’un peu moins de quatre ans. Grâce à un don généreux, la construction de ce magnifique outil, « comparable aux orgues de Saint-Sulpice à Paris et de la cathédrale de Riga » selon la notice du précieux livret en quatre langues, avait été terminée en 1891. Pour des questions d’ordre budgétaire, le facteur belge Schyven, auteur notamment de l’orgue de l’église Notre-Dame de Laeken, fut préféré au Français Cavaillé-Coll. On lira avec intérêt dans la notice les péripéties de ce choix. Le résultat est une incontestable réussite : l’instrument est réputé pour la richesse de ses jeux poétiques mais aussi pour la qualité de sa sonorité. Pour célébrer le renouveau, le label Aeolius (AE-11151) propose un enregistrement d’œuvres de Joseph Callaerts (1830-1901) ; titulaire de l’orgue de la cathédrale d’Anvers de 1855 à son décès, il exerça aussi son art comme enseignant au futur conservatoire flamand de la ville, appelé par Peter Benoit qui en était directeur. Callaerts composa des messes, des cantates, de la musique de chambre, des pièces orchestrales, un opéra et de nombreux morceaux pour orgue dont le présent CD donne un bel échantillon. Le programme choisi, enregistré du 14 au 16 avril 2018, regroupe une quinzaine de pièces, dont une première sonate posthume, sans doute une œuvre de jeunesse qui date d’avant l’orgue Schyven, et des œuvres de courte durée dont les registrations s’appliquent à l’instrument et peuvent donc être jouées telles quelles. Elles illustrent la diversité de l’inspiration du compositeur, qu’il s’agisse de méditation, de douceur ou de virtuosité. On trouve aussi quelques transcriptions, de Bach, Mozart ou Peter Benoit. L’influence de la tradition symphonique représentée par Lefébure-Wély ou Widor (qui participa à l’inauguration de 1891 et était un ami de Callaerts) se fait sentir, par exemple dans la splendide Symphonie pastorale de 1893, qui décrit un paysage rural sous la tempête. A noter la qualité sonore qui restitue avec finesse les registres d’un orgue qui donne  l’envie de faire le déplacement pour aller le découvrir intra muros.



Ne quittons pas ce domaine majestueux sans saluer, chez le même éditeur la publication de l’œuvre intégrale pour orgue de Maurice Duruflé (1902-1986). Un seul CD suffit-il pour ce magnifique compositeur-interprète ? Hélas, oui, car Duruflé était très exigeant vis-à-vis de lui–même. Il écrivait en quantité limitée et avec lenteur, combinant avec science les aspects polyphonique et symphonique. Il était aussi imprégné de la tradition liturgique et éprouva du mal à se couler dans l’évolution d’un nouveau langage musical comme celui de Messiaen (pour ne citer que lui), le sien lui apparaissant comme dépassé. En 1975, un accident de voiture le laissa brisé et il se retira de la vie active. Il est intéressant de constater que la partition de Duruflé qui est encore en vogue est son Requiem de 1947, considéré comme un classique au même titre que celui de Fauré. Il en existe un superbe témoignage dans un album Erato qui date déjà de vingt ans : Duruflé dirige lui-même cette œuvre inspirée. On y trouve aussi le compositeur jouant lui-même quelques-unes de ses pièces pour orgue, notamment sur le Beuchet-Debierre de 1956 de l’Eglise Saint-Etienne-du-Mont, à Paris, dont il était titulaire. Dans cette intégrale pour orgue de Duruflé en un seul CD (Aeolius AE-11161), c’est la sobriété et l’équilibre qui dominent, mais aussi le raffinement harmonique et la liberté d’expression, sans négliger l’effervescence dansante que l’on retrouve dans le Scherzo, une de ses toutes premières partitions. Les thèmes grégoriens sont exploités avec une portée hymnique dans le Prélude, Adagio et choral varié sur le thème du Veni Creator, un cycle de près de vingt minutes dédié à l’un de ses professeurs, Louis Vierne (Tournemire fut aussi de ses maîtres). De courtes pièces révèlent des qualités supérieures : la Sicilienne pétrie de grâce, la monumentale Toccata, énergique et d’un élan irrésistible, ou le douloureux Prélude et fugue « sur le nom d’Alain », composé en hommage à la mémoire de ce jeune organiste, frère de Marie-Claire Alain, tué au combat en 1940. Mais la pièce centrale de l’œuvre de Duruflé est la Suite en trois parties (près de vingt-cinq minutes) qui débute dans un climat sombre pour devenir peu à peu une arche grandiose qui appelle toutes les forces de l’orgue avant d’ aboutir à un final apaisé. Un moment extraordinaire ! Ce répertoire dont on regrette la brièveté est interprété avec conviction et efficacité par notre compatriote Stéphane Mottoul, âgé de 28 ans, qui a étudié à Namur dans la classe de Benoît Mernier et a poursuivi sa formation en France et en Allemagne. Il joue sur l’orgue de l’église Saint-Laurent de Diekirch, qui a connu un renouvellement récent confié à la manufacture belge Thomas, établie à Stavelot. Une partie de l’instrument de 1870 a été conservée, des tuyaux d’origine ont été restaurés et de nouveaux registres sont venus s’adapter pour produire une envergure symphonique. Ce précieux CD en témoigne avec bonheur.

Jean Lacroix