vendredi 29 novembre 2019

"Zénon, l'insoumis", de Françoise Lévie, produit par Image-création.com : un film indispensable!


Voici un des films les plus stimulants qui soit. Il est d'une limpidité et d'une vivacité narratives jamais démenties (le scénario est co-signé Luc Jabon), d'une belle vivacité  de réalisation (Françoise Lévie) , et d'une justesse sensible et émouvante de jeu des deux acteurs (Marie-Christine Barrault et Johan Leysen). 
Certes. Mais surtout il pique au vif la curiosité du spectateur. Celui-ci découvre l'apprivoisement progressif d'une romancière par le réalisateur qui s'apprête à adapter un des ses romans, un chef d'oeuvre de la littérature classique française, "L'oeuvre au noir". Lues par les deux comédiens, les lettres échangées entre André Delvaux et Marguerite Yourcenar dévoilent ce qui devient une formidable "master class" de littérature, de cinéma, d'érudition intelligente et, surtout, d'amitié inspirée. Cette production due à Martine Barbé, une des grandes figures du documentaire de création européen, incitera peut-être des éditeurs à publier la correspondance intégrale entre Yourcenar et Delvaux et donnera, à n'en pas douter, l'envie de relire l'oeuvre de la romancière et de visionner  la filmographie d'un des réalisateurs les plus exigeants du cinéma belge. Espérons que ce documentaire d'exception trouvera dans la programmation des salles, des festivals et des marchés internationaux de l'audiovisuel la mise en lumière qu'il mérite à bien des titres. Un grand film. 


Sur le site de la maison de production "Imagecréation.com"  le synopsis du documentaire réalisé par Françoise Lévie, décrit le fil conducteur d'un film qui explore bien davantage de chemins de traverse et pose bien davantage de questions inspirées par la relation nouée entre un cinéaste et une romancière au moment d'incarner, de "matérialiser" un philosophe de la Renaissance, Zénon Ligre...

Nous avons interviewé la comédienne Marie-Christine Barrault et l'écrivain Jacques De Decker à propos de cet ambitieux documentaire, dont nous espérons qu'il trouvera la diffusion que mérite cette réalisation exemplaire, stimulante et tellement d'actualité. Les interviews sont accessibles sur Soundcloud. Marie-Christine Barrault évoque avec émotion la mémoire d'André Delvaux et l'admiration sans bornes qu'elle voue à Marguerite Yourcenar dont elle incarne "l'âme" avec tant de justesse dans le film de Françoise Lévie.


Zénon, c’est le héros de "L’oeuvre au noir", célèbre roman de Marguerite Yourcenar, paru en 1968. C’est aussi le personnage principal du film d’André Delvaux, incarné par Gianmaria Volonté, pour l’adaptation cinématographique du même roman, en 1988. Mais que représente Zénon pour nous aujourd’hui et qu’est-il devenu ? En quoi ce philosophe, médecin, alchimiste, inventeur, issu de la Renaissance et complètement fictif, peut-il nous aider à appréhender son époque, mais aussi la nôtre et ses temps incertains ? C’est le pari de ce film audacieux et atypique.

Très méfiante à l'égard de l'adaptation au cinéma de son oeuvre, Marguerite Yourcenar écrit à André Delvaux: "Je m'intéresse sans retenue, mais non sans angoisse à votre projet (d'adaptation de L'oeuvre au noir)."
Ce propos est sans doute une des clés du film que Françoise Lévie, avec le scénariste Luc Jabon, va consacrer à cet apprivoisement progressif de la romancière par le cinéaste belge. Suivant un récit initiatique (un comédien prépare une représentation de  Zénon au théâtre et explore la correspondance entre Yourcenar et Delvaux, pour identifier avec davantage d'acuité et d'intelligence sensible le philosophe de la Renaissance), Zénon, l'insoumis nous montre combien nous sont aujourd'hui contemporains, comme ils l'étaient en 1968 (date de publication du roman) et en 1988 (date de sortie du film de delvaux), les questionnements humanistes d'un intellectuel aux yeux et au coeur ouverts et lucides, à la pensée incisive et indépendante. 
Face aux angoisses qu'engendre l'actualité du monde, la réponse ne réside-t-elle pas dans le refus du silence, du politiquement correct? dans l'exigence de la liberté de penser et de s'exprimer? dans le souci vital d'aborder la complexité des choses plutôt que de se replier dans le bien-pensant? 
Ce questionnement incessant est celui auquel se sont livrés dans toute leur oeuvre, le cinéaste et la femme de lettres. C'est en cela qu'ils se sont trouvés complices en pensée, en sensibilité, en art. C'est en cela qu'une véritable alchimie a fusionné, au-delà de ce film,  deux intelligences exigeantes, deux angoisses salutaires, deux oeuvres singulières et fusionnelles.  Sans doute y a-t-il eu "oeuvre au noir" qui, en alchimie, est une des étapes du magnus opus, comme le décrit la romancière :

"La formule "L'Œuvre au noir" désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et l'autre."


Zénon Ligre, personnage de fiction dans lequel se reflètent parmi d'autres de la Renaissance, la figure de Giordano Bruno n'est pas sans nous faire penser aux écrivains aujourd'hui menacés, condamnés, torturés, emprisonnés par les régimes autoritaires. A ce titre aussi, ce grand documentaire de création honore PEN Club Belgique en acceptant son parrainage et en permettant au public, à travers ce portrait croisé de deux grands créateurs, Delvaux et Yourcenar, et d'un immense personnage, Zénon, d'être sensibilisés aux actions que l'association PEN, bientôt centenaire, mène pour promouvoir la littérature et défendre envers et contre tout le droit à la liberté d'expression.

Jean Jauniaux, novembre 2019


Bande annonce du film:


"Zénon, l'insoumis. Entre Marguerite Yourcenar et André Delvaux" 
Un film de Françoise Levie 
Écrit par Françoise Levie et Luc Jabon
Avec Marie-Christine Barrault et Johan Leysen

Références sur la toile...




jeudi 28 novembre 2019

Faust de Gounod dans la version originale : une merveille !

                   

Vers le CD 
Un grand classique des scènes lyriques, le Faust de Gounod, bénéficie d’un magistral retour aux sources grâce à l’inlassable travail du Palazzetto Bru Zane, le centre de musique romantique française installé à Venise, dont nous avons déjà recensé d’importantes réalisations d’opéras de Méhul, Lalo et Cocquard, Messager ou Offenbach qui se sont toutes révélées de grandes réussites. Gounod a été lui-même bien servi avec Cinq-Mars ou Le Tribut de Zamora. On monte encore d’un cran cette fois, avec la version originale du chef-d’œuvre du même compositeur, proposée selon la formule traditionnelle de ce label en un élégant livre-disque contenant 3 CD (BZ 1037), sous couverture sur fond rouge du plus bel effet, avec de passionnants textes explicatifs en prime, signés par des spécialistes, parmi lesquels Gérard Condé, auteur d’une remarquable biographie sur Gounod (Paris, Fayard, 2009).  
La version traditionnellement jouée est celle qui est entrée au répertoire en 1869 au Palais Garnier. Mais dix ans plus tôt, Gounod avait proposé au Théâtre-Lyrique une mouture originale de Faust, qui comportait des dialogues parlés et des mélodrames ; par ailleurs, des airs n’étaient pas présents, comme celui de Valentin « Avant de quitter les lieux », et le fameux Chœur des soldats était bien différent.  Gounod ne cessa de remanier sa partition depuis sa première écriture, puis d’y apporter des modifications afin de l’adapter au nouveau lieu qui devait la recevoir. On lira à ce sujet avec le plus grand intérêt tous les détails de ces apports ou suppressions, détaillés dans plusieurs articles du livret.
L’audition de la première version, jouée sur instruments originaux et confiée à la direction fluide, subtile et forte en même temps de Christophe Rousset à la tête des Talens Lyriques, permet de constater l’importance attachée au départ par Gounod à des rôles secondaires. Mais elle fait aussi entrer le mélomane dans un univers chatoyant qui se développe dans une atmosphère pleine de rythmes et de couleurs qui ne font jamais baisser la tension ni l’intérêt. On assiste même à des scènes plus légères, avec des effets qui relèvent du comique, que le compositeur ne conservera pas. On pense parfois à Hérold ou à Adam. Laissons aux spécialistes le jeu des comparaisons pour nous limiter à l’enchantement de cette version originale. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter, sur le troisième CD, La Nuit de Walpurgis de l’acte IV. C’est d’une confondante vérité imaginative, les chœurs des follets ou des sorcières et le chant bachique « Doux nectar, en ton ivresse… » se déployant comme dans un rêve. Quant au Final de l’opéra, qui s’ouvre avec majesté par des volées de cloches impressionnantes, il est grandiose, dans un éclatement dramatique qui donne des frissons.
Pour une telle réussite, il fallait une distribution à la hauteur, d’autant plus que tout le monde a dans l’oreille la version d’André Cluytens avec les somptueux Nicolaï Gedda, Victoria de Los Angeles et Boris Christoff, ou celle de Georges Prêtre avec l’équipe formée par Placido Domingo, Mirella Freni et NicolaÏ Ghiaurov. Pour ce rajeunissement de la partition, le choix s’est porté sur Benjamin Bernheim pour le rôle de Faust. Choix indiscutablement idéal, car la voix du ténor est claire et ferme, avec des accents ardents et un timbre souple. Il rappelle le souvenir, que l’on a souvent estimé inégalable, de la prestation de Nicolaï Gedda, ce qui n’est pas peu dire. Bernheim, né à Paris, a fait ses études de chant à Lausanne et s’est produit sur maintes scènes internationales. Il incarne Faust, il l’est de toutes ses fibres, avec des transports bienvenus de juvénilité. Méphisto, c’est Andrew-Foster Williams, baryton-basse anglais qui apporte au personnage sa part d’intentions diaboliques, non sans une once d’humour. Saluons aussi le Valentin de Jean-Sébastien Bou, le Siebel de Juliette Mars, Ingrid Perruche en Dame Marthe ou Anas Séguin, en Wagner pittoresque. Tous sont dignes du projet et le servent avec justesse. Reste Marguerite, pour laquelle le choix s’est porté sur Véronique Gens, dont nous ne cessons de saluer les qualités vocales et scéniques. La soprano entre dans le côté dramatique du personnage avec l’intelligence et l’investissement qu’on lui connaît, sans peut-être le grand abattage des divas signalées plus avant, mais avec une sombre intensité tragique qui nous touche au plus profond de nous-mêmes. La réussite de cet enregistrement passe aussi par le travail exemplaire des Chœurs de la radio flamande, parmi les plus beaux et les plus en adéquation que l’on ait connus. Leur prestation est d’un niveau exceptionnel, dans l’ampleur comme dans l’homogénéité. Soulignons enfin le bonheur que l’on ressent à écouter le texte, à le savourer, car il est servi par des dictions claires et intelligibles, ce qui, dans l’opéra français, est loin d’être monnaie courante.
L’enregistrement de cette résurrection (il n’y a pas d’autre mot) a été réalisé à la Salle Gramont du Conservatoire Lully de Puteaux les 10, 11 et 13 juin 2018 et le lendemain, au Théâtre des Champs-Elysées. On y participe avec passion, et l’on n’émet en fin de compte qu’un regret : ne pas y avoir assisté. Quel enrichissement du répertoire !

      Jean Lacroix

        

Dix ans de productions pour le label des Bayerischen Rundfunks




Depuis quelques années, maints orchestres ont pris l’initiative de publier des CD sous leur propre étiquette, ce qui nous permet d’avoir accès la plupart du temps à d’intéressants concerts publics ou de découvrir de passionnantes archives. Pour le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, le prestigieux Orchestre de la Radio Bavaroise implanté à Munich, l’aventure dure depuis dix ans. A cette occasion, le label BR publie un catalogue en format CD auquel est joint, pour un prix dérisoire, une Symphonie n° 5 de Tchaïkowski. Dans la présentation de ce catalogue de 80 pages où sont reproduites en couleurs les pochettes de tous les CD parus, Maris Jansons, directeur musical depuis 2003, rappelle que c’est en partie suite à son initiative que la décision a été prise de constituer ce réservoir patrimonial qui permet de suivre le parcours de la phalange sous la baguette de son chef, tout comme celui du chœur des Bayerischen Rundfunks et du Münchner Rundfunkorchester. En dix ans, bien des merveilles ont été ainsi mises à la disposition des mélomanes. Elles couvrent tout le répertoire, de Bach à Wagner, en passant par tous les grands compositeurs. La part belle est faite en toute logique aux figures majeures : Beethoven, Brahms, Bruckner, Haydn, Mahler, Mendelssohn, Mozart, Schubert, Schumann, Richard Strauss ou Tchaïkowski, mais aussi, pour ne citer qu’eux, à Berlioz, Dvorak, Gounod, Rachmaninov ou Chostakovitch. Sans oublier des compositeurs du XXe siècle comme Respighi, Shchedrin, Britten, Vaughan Williams, Hartmann, Varèse, ou encore, plus près de nous, Arvo Pärt.
Vers le CD

Nous avons déjà signalé ici l’une ou l’autre parution, mais en parcourant le catalogue, on constate qu’il mériterait une longue étude à lui tout seul. Car à côté de Maris Jansons, on retrouve bien sûr Bernard Haitink ou Ivan Repušić pour des opéras, mais encore Simon Rattle, Herbert Blomstedt, Yannick Nézet-Seguin, Daniel Harding ou Ulf Schirmer. Ainsi que des concerts de personnalités qui ont marqué l’histoire de l’orchestre : Rafael Kubelík, Eugen Jochum, Sir Colin Davis, Leopold Hager, Otto Klemperer, Kurt Eichhorn, Lorin Maazel, Kiril Kondrashin, des solistes comme Martha Argerich, Friedrich Gulda et Daniel Barenboim ou des chanteurs comme Mirella Freni, Hermann Prey, Nicolaï Ghiaurov, Edita Gruberova ou Margaret Price. De quoi faire rêver !
Ce catalogue qu’il convient de garder sous la main pour s’y référer avec régularité est accompagné, nous l’avons dit, d’une Symphonie n° 5 de Tchaïkowski (BR 900104), reflet d’un concert du 9 octobre 2009. Le choix n’est pas idéal, car Jansons donne de cette partition une interprétation que nous ne porterons pas aux nues, même si les pupitres sont ce qu’ils sont toujours : splendides. Mais il manque, à notre avis, un souffle et une grandeur que l’œuvre réclame et que l’on attend en vain. 
Vers le CD
Des qualités que l’on saluera par contre dans un CD qui paraît en même temps, une Symphonie n° 1 de Mahler, donnée dans la Herkulessaal de Münich les 1er et 2 mars 2007 (BR 900179). On sait à quel point Jansons a servi Mahler avec bonheur. Ici, la réussite est totale. Emporté par un élan qui paraissait s’émousser parfois dans certains témoignages de concerts plus récents, le chef et sa formation livrent une brillante et grandiose version dans toutes ses dimensions mystérieuses, dramatiques et lyriques, avec un Final d’une tenue rythmique rigoureuse. Le label BR aurait été mieux inspiré en adjoignant ce Mahler à son catalogue, mais ce dernier mérite à lui seul une belle lecture et une plongée dans une aventure qui n’est pas près de s’éteindre.

                                                                                                                     Jean Lacroix