vendredi 8 novembre 2019

Beethoven, avec Philippe Jordan ou avec Boris Giltburg


Même s’il faudra patienter de manière officielle mi-décembre de l’an prochain (Beethoven est né le 16 ou le 17), une agitation règne déjà autour de 2020 qui verra la commémoration de la venue sur terre en 1770 de l’immense compositeur. Dès janvier, on peut s’attendre à une avalanche de nouveautés et de reprises. Certains labels ont déjà pris les devants. Nous avons récemment évoqué les Créatures de Prométhée, version piano chez Naxos, ou la musique de scène d’Egmont chez Ondine. Mais le rythme s’intensifie.
Vers le site du CD

A la tête des Wiener Symphoniker dont il est le directeur musical depuis 2014, Philippe Jordan vient de mettre un terme à une intégrale des symphonies du maître de Bonn, en signant une Neuvième sous le label de son orchestre (WS 017). Nous n’avions pas fait état ici des huit autres, déjà parues, mais nous y avions fait écho dans le numéro 4 de la Revue Générale de juin dernier. Il s’agit de concerts publics. Il faut savoir qu’avec l’Orchestre de Paris, dont Jordan est aussi directeur musical, existe une autre intégrale en live, parue sur DVD Arthaus, qui date de 2014 et 2015. Avec les Wiener Symphoniker, les symphonies 1 à 8 sont en 4 CD séparés sous label WS (013 à 016). Avec cet ensemble, Jordan s’inscrit dans un courant qui privilégie la vivacité, les angles pointus et les attaques sèches, mais aussi l’élan, la fraîcheur et la vigueur, tout autant que la notion de l’espace et de la clarté. Les instruments sont racés, le tout baigne dans une atmosphère somptueuse qui respire avec enthousiasme, exubérance et pugnacité. Cela convient très bien aux symphonies impaires, notamment à l’Héroïque, dont le scherzo est jubilatoire, à la redoutable Cinquième, dont la grandeur n’est pas mise de côté, ou à la Septième dont le climat dansant ne faiblit pas. Les symphonies paires sont tout aussi séduisantes, la seule minime réserve allant au début de la Quatrième dont la mise en place tarde, ce qui n’empêche pas l’atmosphère poétique de se déployer bientôt, tout comme dans la radieuse Deuxième, dans la Sixième, bucolique de bout en bout comme il convient, ou dans la Huitième, la plus exaltante de la série. Ces concerts ont été enregistrés dans la Goldener Saal du Muzikverein en 2017 : en février pour les Symphonies 1 et 3, en mars pour les 4 et 5, en avril pour les 2 et 7, en mai pour les 6 et 8.
Le dernier jalon, la Neuvième, est le reflet des concerts des 21 et 22 mai 2017. On y retrouve les mêmes caractéristiques générales, mais le Finale ne nous comble pas. Philippe Jordan use de tempi allants dans les trois premiers mouvements, assurant la cohérence de l’avancée. Mais il semble bridé par l’ampleur de la conclusion, dont l’envolée ne nous paraît pas assez audacieuse. La tension n’est pas maintenue avec rigueur et nous laisse sur notre faim ; de la lourdeur s’installe au fil du temps, et elle est parfois confondue avec de la précipitation. La prise de son est de plus confuse, ce qui n’arrange pas le travail des chœurs, ni celui des solistes. La soprano Anja Kampe et la basse René Pape en souffrent un peu, la mezzo Daniela Sindram arrive à suivre le mouvement, mais le ténor Burkhard Fritz semble en retrait, manquant de vaillance. Du coup, l’Hymne à la joie souffre d’un déficit d’incantation, ou peut-être d’engagement spirituel. Philippe Jordan a-t-il été dépassé par l’enjeu ? Ce n’est pas impossible. C’est donc à l’aune de l’intégrale qu’il faut émettre une critique globale. Au niveau des prestations en public, cette série de concerts ne dépare pas la liste des versions parues depuis l’an 2000, mais, en raison de cette Neuvième moins convaincante, elle se place en tout cas derrière Simon Rattle ou Bernard Haitink.
Boris Giltburg entame de son côté chez Naxos ce que l’on espère devenir une intégrale des concertos pour piano. En toute logique, ce sont les n° 1 et 2 (8.574151) qui ouvrent la série, avec pour complément un Rondo Wo0 6 daté de 1793 (d’autres sources évoquent 1794 ou même 1795), que Beethoven aurait prévu initialement comme finale du Deuxième Concerto.
Nous ne nous étendrons pas outre mesure sur ces deux partitions bien connues, si ce n’est pour rappeler quelques données. Le Concerto n° 1 opus 15, a été composé en 1795, revu l’année suivante et achevé en 1798. Des remaniements ont été apportés au compositeur avant version définitive suite aux prestations publiques qu’il en donna. C’est une œuvre brillante, quasi apollonienne, au cours de laquelle le compositeur tire du piano et de l’orchestre des sonorités virtuoses, avec un Largo central d’une grande plénitude et un Rondo final d’un élan irrésistible. Le Concerto n° 2 opus 19 est le résultat d’un long travail d’écriture qui s’étend sur une dizaine d’années, entre le départ de Bonn et l’installation à Vienne. Ce serait donc le premier composé, mais édité en second lieu, en 1801 seulement, après plusieurs exécutions publiques et modifications. Beethoven a mis beaucoup de soin à contraster les ombres et les lumières, à travailler la finesse du toucher et à modeler son lyrisme à travers un matériau mélodique riche en imagination. Il faut préciser que, comme les trois concertos ultérieurs, ces œuvres ont toujours un impact expressif et émotionnel sur les auditeurs, car ils unissent le raffinement, la qualité sonore et l’ouverture vers l’avenir romantique, incarnée déjà dans leur conception.
Boris Giltburg, dont nous avons salué des Rachmaninov, des Liszt ou des Schumann, nous touche encore une fois par la pudeur et la retenue de sa vision. Il ne verse jamais dans le spectaculaire ni l’effet gratuit, mais il dose l’approche avec un sens aigu de la respiration, dans un tempo réfléchi, avec une énergie maîtrisée. L’Orchestre Philharmonique Royal de Liverpool, placé sous la direction du chevronné Vasily Petrenko, se révèle un accompagnateur attentif, dans le soutien sans emphase comme dans la vivacité. On appréciera tout particulièrement la mise en valeur du Rondo conclusif, le WoO6, dont l’atmosphère quasi chambriste donne à ce CD une juste dimension.

Jean Lacroix