Voici un des films les plus stimulants qui soit. Il est d'une limpidité et d'une vivacité narratives jamais démenties (le scénario est co-signé Luc Jabon), d'une belle vivacité de réalisation (Françoise Lévie) , et d'une justesse sensible et émouvante de jeu des deux acteurs (Marie-Christine Barrault et Johan Leysen).
Certes. Mais surtout il pique au vif la curiosité du spectateur. Celui-ci découvre l'apprivoisement progressif d'une romancière par le réalisateur qui s'apprête à adapter un des ses romans, un chef d'oeuvre de la littérature classique française, "L'oeuvre au noir". Lues par les deux comédiens, les lettres échangées entre André Delvaux et Marguerite Yourcenar dévoilent ce qui devient une formidable "master class" de littérature, de cinéma, d'érudition intelligente et, surtout, d'amitié inspirée. Cette production due à Martine Barbé, une des grandes figures du documentaire de création européen, incitera peut-être des éditeurs à publier la correspondance intégrale entre Yourcenar et Delvaux et donnera, à n'en pas douter, l'envie de relire l'oeuvre de la romancière et de visionner la filmographie d'un des réalisateurs les plus exigeants du cinéma belge. Espérons que ce documentaire d'exception trouvera dans la programmation des salles, des festivals et des marchés internationaux de l'audiovisuel la mise en lumière qu'il mérite à bien des titres. Un grand film.
Sur le site de la maison de production "Imagecréation.com" le synopsis du documentaire réalisé par Françoise Lévie, décrit le fil conducteur d'un film qui explore bien davantage de chemins de traverse et pose bien davantage de questions inspirées par la relation nouée entre un cinéaste et une romancière au moment d'incarner, de "matérialiser" un philosophe de la Renaissance, Zénon Ligre...
Nous avons interviewé la comédienne Marie-Christine Barrault et l'écrivain Jacques De Decker à propos de cet ambitieux documentaire, dont nous espérons qu'il trouvera la diffusion que mérite cette réalisation exemplaire, stimulante et tellement d'actualité. Les interviews sont accessibles sur Soundcloud. Marie-Christine Barrault évoque avec émotion la mémoire d'André Delvaux et l'admiration sans bornes qu'elle voue à Marguerite Yourcenar dont elle incarne "l'âme" avec tant de justesse dans le film de Françoise Lévie.
Zénon, c’est le héros de "L’oeuvre au noir", célèbre roman de Marguerite Yourcenar, paru en 1968. C’est aussi le personnage principal du film d’André Delvaux, incarné par Gianmaria Volonté, pour l’adaptation cinématographique du même roman, en 1988. Mais que représente Zénon pour nous aujourd’hui et qu’est-il devenu ? En quoi ce philosophe, médecin, alchimiste, inventeur, issu de la Renaissance et complètement fictif, peut-il nous aider à appréhender son époque, mais aussi la nôtre et ses temps incertains ? C’est le pari de ce film audacieux et atypique.
Très méfiante à l'égard de l'adaptation au cinéma de son oeuvre, Marguerite Yourcenar écrit à André Delvaux: "Je m'intéresse sans retenue, mais non sans angoisse à votre projet (d'adaptation de L'oeuvre au noir)."
Ce propos est sans doute une des clés du film que Françoise Lévie, avec le scénariste Luc Jabon, va consacrer à cet apprivoisement progressif de la romancière par le cinéaste belge. Suivant un récit initiatique (un comédien prépare une représentation de Zénon au théâtre et explore la correspondance entre Yourcenar et Delvaux, pour identifier avec davantage d'acuité et d'intelligence sensible le philosophe de la Renaissance), Zénon, l'insoumis nous montre combien nous sont aujourd'hui contemporains, comme ils l'étaient en 1968 (date de publication du roman) et en 1988 (date de sortie du film de delvaux), les questionnements humanistes d'un intellectuel aux yeux et au coeur ouverts et lucides, à la pensée incisive et indépendante.
Face aux angoisses qu'engendre l'actualité du monde, la réponse ne réside-t-elle pas dans le refus du silence, du politiquement correct? dans l'exigence de la liberté de penser et de s'exprimer? dans le souci vital d'aborder la complexité des choses plutôt que de se replier dans le bien-pensant?
Ce questionnement incessant est celui auquel se sont livrés dans toute leur oeuvre, le cinéaste et la femme de lettres. C'est en cela qu'ils se sont trouvés complices en pensée, en sensibilité, en art. C'est en cela qu'une véritable alchimie a fusionné, au-delà de ce film, deux intelligences exigeantes, deux angoisses salutaires, deux oeuvres singulières et fusionnelles. Sans doute y a-t-il eu "oeuvre au noir" qui, en alchimie, est une des étapes du magnus opus, comme le décrit la romancière :
"La formule "L'Œuvre au noir" désigne dans les traités alchimiques la
phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la
part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression
s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou
s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et
des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et
l'autre."
Zénon Ligre, personnage de fiction dans lequel se reflètent parmi d'autres de la Renaissance, la figure de Giordano Bruno n'est pas sans nous faire penser aux écrivains aujourd'hui menacés, condamnés, torturés, emprisonnés par les régimes autoritaires. A ce titre aussi, ce grand documentaire de création honore PEN Club Belgique en acceptant son parrainage et en permettant au public, à travers ce portrait croisé de deux grands créateurs, Delvaux et Yourcenar, et d'un immense personnage, Zénon, d'être sensibilisés aux actions que l'association PEN, bientôt centenaire, mène pour promouvoir la littérature et défendre envers et contre tout le droit à la liberté d'expression.
Jean Jauniaux, novembre 2019
Le film fera l'objet d'une avant-première le 11 décembre 2019 à Flagey (Bruxelles). et sera ensuite programmé dans le cadre d'une rétrospective de la Cinematek consacrée à Marie-Christine Barrault.
Bande annonce du film:
"Zénon, l'insoumis. Entre Marguerite Yourcenar et André Delvaux"
Un film de Françoise Levie
Écrit par Françoise Levie et Luc Jabon
Avec Marie-Christine Barrault et Johan Leysen
Références sur la toile...