Le moment est venu de vous installer confortablement pour vivre une
expérience musicale et, si vous le voulez, gustative à l’écoute d’un CD Alpha
(543) qui porte pour titre « Routes du café ». Il est question ici
d’un voyage imaginaire à Constantinople, Paris, Londres et Leipzig. Si la
Turquie connaît le café dès le début du XVIe siècle, l’ouverture de premiers
établissements où l’on peut le savourer date de 1554, dans des lieux
confortables où l’on échange aussi des idées. Il faut attendre près de cent ans
pour que l’engouement atteigne Paris, puis Londres. Le livret, dû à Olivier
Fortin, meneur de jeu de l’Ensemble Masques, et à Kathleen Kajioka, altiste et
adepte du violon oriental (on entendra au cœur du programme l’une de ses compositions
pour kaman et zarb), raconte avec finesse cette histoire des débuts du café en
Europe, notamment l’épisode rocambolesque qui se déroule à Versailles. Le Roi
Soleil y reçoit avec fastes celui qu’il croit être l’ambassadeur officiel du
Grand Turc. Ce n’est en réalité qu’un émissaire chargé de rétablir des
relations diplomatiques entre les deux puissances, mais sa conduite envers
Louis XIV est peu respectueuse, ce qui met le souverain en colère. Le café va
néanmoins faire désormais fureur en France, comme ce sera le cas en Allemagne,
d’abord à Hambourg et bientôt à Leipzig, où il apparaît en 1694.
Vers le CD |
Si vous avez suivi mon conseil préliminaire, vous êtes maintenant prêt,
avec à portée de main le nectar de la marque de votre choix, à savourer le
programme de ce CD de 70 minutes, concocté pour votre plaisir. Impossible de
passer à côté de Jean-Sébastien Bach et de sa célébrissime Cantate du café BWV 211 qui date de 1734 ou 1735 et dévoile un
aspect profane et bien léger du Cantor.
L’intrigue est amusante : un père essaie en vain de dissuader sa fille de
consommer sans cesse du café. La jeune femme s’écrie :
Ah ! comme le café a bon
goût !
Plus agréable que mille
baisers,
Plus doux qu’un vin de muscat,
Un café, je dois avoir un café,
Et si quelqu’un veut me faire
plaisir,
Ah ! qu’il me donne juste
un café !
Probablement créée au Café Zimmermann, cette cantate, dont le texte est
signé Picander, auquel Bach semble avoir apporté lui-même quelques ajouts, est
délicieuse de bout en bout, comme le sujet qui l’inspire. Ici, elle est placée
en fin de programme, comme un bouquet final, après que l’on ait entendu des
violes dans la Saillie du café de
Marin Marais ou une Fantaisie de
Matthew Locke, mais aussi la cantate Le
Caffé pour voix, flûte, violon et basse continue de Nicolas Bernier (1664-1734),
sur un texte de Louis Fuzelier, librettiste des Indes galantes de Rameau. On y exalte les vertus du breuvage, mis
en rivalité avec le vin « fatal poison » et donnant accès à bien des
délices :
Quand une habile main t’apprête
Quel plaisir est égal à celui
que tu fais ?
Ton odeur seulement te promet
la conquête
Des mortelles qui n’ont pas
éprouvé tes attraits.
Ce CD est un voyage qui nous conduit dans les différents lieux cités
plus haut. En ce qui concerne Constantinople, l’idée de découvrir des musiciens
typiques qui jouent des morceaux de compositeurs turcs sur instruments
originaux, placés comme des respirations entre les pièces de longue durée,
ajoutent aux couleurs et aux parfums occidentaux une saveur orientale
bienvenue. Ce régal (n’hésitez pas à prendre un autre café en cours d’audition)
est servi par l’Ensemble Masques, composé de six instrumentistes, dont le
maître d’œuvre Olivier Fortin, au clavecin. On doit à ces artistes des
réussites antérieures, notamment dans Telemann ou Buxtehude. Le CD met en
lumière trois solistes du chant, la soprano Hana Blažíková, la
basse Lisandro Abadie et notre ténor Reinoud Van Mechelen. Ce dernier, dont la
qualité des prestations n’est plus à souligner, se révèle encore une fois comme
le meilleur protagoniste vocal, lorsqu’il déploie avec soin son texte musical
dans la Cantate du café de Bach.
Voici un charmant disque, à déguster comme il se doit, dont on appréciera
l’originalité du projet comme la finesse avec laquelle il est traité. D’autant plus qu’il y a de la lecture :
notice et textes en trois langues, dont le français. Quant à la réalisation
sonore, elle est signée Aline Blondiau. L’enregistrement date d’octobre 2017 et
novembre 2018 ; il a été effectué à l’église luthérienne du Bon-Secours à
Paris.
Retour au sacré après cet intermède distrayant. L’inépuisable massif des
enregistrements des cantates de Bach s’enrichit encore avec un CD Arcana (A
466) qui propose, pour une voix de basse, les BWV 56, 82 et 158, ainsi que des
arias des BWV 20, 26 et 101. Il y a quelques mois, nous avions signalé la
sortie d’un CD Alpha sur lequel figurait la BWV 82 « Ich habe genug » par Damien Guillon et le Banquet
Céleste. Nous n’en reprendrons dès lors pas la genèse, sauf pour rappeler que
cette cantate d’apaisement s’adresse à tout chrétien qui sait qu’après son
existence terrestre, il entrera dans un monde de sérénité éternelle. Cette
fois, c’est la basse Dominik Wörner et l’ensemble Zefiro d’Alfredo Bernardini
qui officient. Le Zefiro compte à son actif des disques consacrés à Haendel (Water Music et de brillants Feux d’artifice royaux), Telemann,
Vivaldi, Zelenka, Mozart ou Bach (Diapason d’or pour les Brandebourgeois en 2018) ; son meneur Bernardini, qui est
hautboïste, a été membre du Concert des Nations de Jordi Savall. Dominique
Wörner, de son côté, n’en est pas à son coup d’essai, il a déjà gravé cette
cantate à deux reprises.
Il est aussi le soliste des deux autres, la BWV 56 de 1726 « Ich will den Kreuzstab gerne tragen » (« Je
veux bien porter le bâton de pèlerin », il s’agit de la guérison d’un paralytique par Jésus), aussi belle et appréciée par les
chanteurs que la BWV 82, et la BWV
158, « Der Friede sei mit dir »
(« Que la paix soit avec toi »). Destinée au mardi de Pâques et à
la purification de Marie, cette dernière a sans doute vu sa création entre 1730
et 1735. Dans tout cet univers touchant, qui permet une méditation sur la
douleur et sur l’acceptation de la fin de l’existence humaine, mais aussi sur l’affirmation
d’une foi profonde, on est séduit par un équilibre des tempos, une densité des
affects et par une atmosphère recueillie au cœur de laquelle les couleurs sont
exposées de façon subtile, dans un contexte verbal très clair. Certains
reprocheront peut-être au chanteur, qui aura 50 ans l’an prochain de légères
imperfections, notamment dans la difficile BWV 56, mais on ne peut nier
l’investissement affectif et vraiment mystique (ne négligeons pas le mot) avec
lequel il façonne toutes ses interventions. L’accompagnement est sans
reproches : hautbois ou violoncelle, en plénitude, cohérence
instrumentale, expressivité, autres solistes du chant bien en place. Les courts
arias qui complètent ce programme émouvant sont dignes de figurer dans ce CD à
recommander pour son élévation spirituelle. L’enregistrement a été effectué du
19 au 22 janvier 2019, dans l’église protestante de Kirchheim/Weinstrasse, en
Rhénanie-Palatinat.
Jean Lacroix