Le hasard veut que
le label Melodiya ait la bonne idée de sortir des archives, presque au même
moment que la parution d’une nouvelle version, chez Linn, des trois derniers
quatuors du compositeur par le Quatuor Fitzwilliam, des archives ô combien
précieuses, sur lesquelles les amateurs se précipiteront. Il s’agit d’un
coffret de cinq CD, intitulé « Shostakovich plays Shostakovich » (MEL
10 02596), qui propose un éventail d’œuvres dans des enregistrements historiques
effectués entre 1946 et 1968. Les deux premiers disques sont consacrés à une
quinzaine des 24 Préludes et Fugues de
l’opus 87, au Cahier d’enfant opus 69
et aux Trois danses fantastiques opus
5, que le compositeur interprète lui-même. Au-delà de la qualité moyenne du son
(on est en 1947), on découvre les qualités pianistiques d’un créateur, faites
d’équilibre et de retenue, avec un sens développé de la narration. Sur le
deuxième CD, on trouve aussi les deux concertos pour piano et orchestre. Le
compositeur en a laissé une gravure célèbre, dirigée en 1958 par André Cluytens
à la tête de l’Orchestre national de la Radiodiffusion française (avec le
trompettiste Ludovic Vaillant dans le premier concerto). Ici, il s’agit de
versions enregistrées quasiment à la même époque (1956 et 1957), mais avec des
phalanges soviétiques, à savoir le Philharmonique de Moscou, conduit par Samuel
Samosud pour l’opus 35 et l’Orchestre symphonique de la Radio de Moscou, sous
la baguette d’Alexander Gauk pour l’opus 102. Encore une fois, la référence EMI
est supérieure quant au rendu sonore, mais la tension est aussi forte des deux
côtés, et les versions captées à l’Est sont globalement prises dans un tempo
plus enlevé ; le Lento du
premier concerto est distillé par Shostakovitch avec une profondeur émouvante.
Quant à la trompette de Iosif Volovnik, elle atteint des sommets de folie
contagieuse. Le deuxième concerto est encore plus nerveux, plus ramassé, plus
concentré qu’avec Cluytens. Ce précieux témoignage russe enrichit notre
connaissance du compositeur en tant que pianiste.
Les CD 3 et 4 sont
dévolus à de la musique de chambre : Sonate
pour violoncelle opus 40, Sonate pour
violon opus 134, Trio à clavier n° 2
opus 67 et Quintette à clavier opus
57. Les partenaires de Shostakovitch sont Daniel Shafran, David Oïstrakh, Milos
Sadlo et le Quatuor Beethoven. Rien que du beau linge, enregistré en 1946 et
1947. On plonge ici dans la part d’intimité du compositeur, entouré d’amis ou
d’interprètes appréciés qui se livrent à un geste collectif intense et
généreux, dans des registres virtuoses et un engagement de chaque instant. On
oublie tout à fait les saturations sonores, mais à ce degré de témoignage, cela
ne compte guère. Encore moins quand on pénètre dans l’appartement du maître
pour l’entendre avec son fils Maxim en 1968 dans le Concertino pour deux pianos opus 94.
Le dernier CD est
une bénédiction. Au moment où l’on commémore le centenaire de la naissance de l’ami
proche, Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), juif polonais réfugié en Russie et
seul rescapé de sa famille décimée par les nazis, on retrouve l’arrangement pour
deux pianos, effectué par Shostakovitch lui-même, de sa Dixième Symphonie, un enregistrement de 1954, interprété par cet
incroyable duo. Weinberg a participé à la création d’autres symphonies, la Douzième et la Quinzième, dans leur réduction pianistique, mais ce n’était pas
avec Shostakovitch. La complicité des deux amis se manifeste d’un bout à
l’autre dans la Dixième, notamment
dans l’Allegretto pris à un tempo
d’enfer. En complément logique, on trouve encore sur ce cinquième CD l’opus 79,
le cycle de chansons pour soprano, contralto, ténor et piano intitulé Extraits de la poésie populaire juive,
une partition très émouvante de 1948, dans laquelle le compositeur se penche
sur la condition misérable de familles pauvres juives du passé, dans un
contexte lyrique dramatique, qui fait penser à Moussorgsky. On y retrouve les
fabuleux Nina Dorliac, Zara Dolukhanova et Aleksei Maslennikov en 1956,
accompagnés par Shostakovitch, pour onze mélodies très poignantes.
Ce coffret-témoignage
est une pure merveille, il s’inscrit dans l’histoire d’un homme et de son
parcours créateur, mais aussi dans l’Histoire, aussi bien musicale que
politique. D’autres trésors dorment dans les archives Melodiya. On attend leur
réveil avec impatience !
Jean
Lacroix