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Difficile d’utiliser une autre expression que
celle d’état de grâce après avoir écouté, émerveillé, le nouveau CD Alpha (438)
que nous offre, vrai cadeau, l’ensemble Le Poème Harmonique fondé en 1998 par
Vincent Dumestre, guitariste, luthiste et chef d’orchestre. Pour s’en
convaincre, on peut se plonger, les yeux fermés, dans la plage n° 6, Un allato messagier de Luigi Rossi
(1597-1653), dans laquelle évolue en solo Eva Zaïcik, magnifique seconde
lauréate du Concours Reine Elisabeth de chant 2018 dont la carrière a pris
depuis lors une ampleur justifiée par ses qualités vocales. Ce poignant récit
de la mort du Christ, chanté par la mezzo-soprano avec des frissons dans l’âme,
est en fait la substitution en langage religieux du Lamento de la reine de Suède
sur la mort de son époux. Ce CD, au cours duquel on se laisse envoûter par une
atmosphère qui n’est pas loin de la fascination hypnotique, porte pour titre Anamorfosi ; la démarche prend dès lors toute sa signification,
les autres œuvres du parcours en confirmant la symbolique. Le dictionnaire Littré
nous apprend qu’en français, le terme « anamorphose » désigne
« une image déformée sur une surface plane qui, réfléchie dans un miroir
cylindrique ou conique, présente une figure régulière ». En mathématiques,
il s’agit d’une « transformation géométrique d’une figure selon des règles
données ». Dans le domaine qui nous occupe, celui de la musique, il s’agit
donc d’une déformation parodique, mise en place au XVIIe siècle ; l’Eglise
y joue un rôle fondamental dans la mesure où le sacré va s’inspirer du profane
dans le contexte de la Contre-Réforme. Dans une note du livret, Vincent
Dumestre précise : « Nous avons
ainsi voulu réunir dans ce disque quelques-unes de ces œuvres passées du plus
charnel écrin profane au goût spirituel, transformées, réécrites, converties,
telle une vérité oblique à travers les mains d’Ambrosius Profe, d’Aquillino
Coppini et d’autres poètes anonymes. Telle une anamorphose musicale, où
apparaît tout autre chose que ce qui est peint, mais regardé de son point de
vue, laisse le sujet mystique se révéler. » Avant l’audition du
programme complet, le mélomane tirera grand profit à lire la notice explicative,
signée par Jean-François Lattarico, sur l’anamorphose baroque.
Ce CD propose la page de Rossi, déjà citée, des
morceaux des peu connus Domenico Mazzocchi, Antonio Maria Abbatini et Marco
Marazzoli (pour ce dernier, il s’agit d’extraits d’un opéra sacré qui a déjà
fait l’objet d’un enregistrement par le Poème Harmonique en 2006), mais aussi de
Monteverdi, dont quelques madrigaux deviennent des prières, notamment le Maria quid ploras, où la Vierge remplace
le berger, sous la plume de Coppini. Mais si l’envoûtement fonctionne si bien,
du début à la fin du programme, c’est parce que le célèbre Miserere de Gregorio Allegri (1582-1652), en est la porte d’accès.
Ecrit en 1639 (une autre date, 1629, est avancée dans le livret) sous le règne
du pape Urbain VIII, d’après le psaume 50 attribué à David, réservé à la
Chapelle Sixtine pour des moments précis de la Semaine Sainte, ce Miserere avait été en quelque sorte
privatisé par le Vatican qui en avait interdit la reproduction et la diffusion
sous peine d’excommunication, ce qui n’empêcha pas plusieurs essais aux XVIIIe
et XIXe siècles de transcription (Mozart et Mendelssohn s’y risquèrent) et
d’édition. Cette « chasse gardée » vaticane est un faux-bourdon
simple alternant un chœur à 5 et 4 voix, avec une ornementation de plus en plus
décorative et des rythmes parfois surprenants, dans une atmosphère d’une beauté
vocale exaltante, qui donne d’emblée le ton à la découverte d’un monde mystique
issu du profane qu’il transfigure.
Ce programme créé en décembre 2017 à la Chapelle
Corneille de Rouen, a été enregistré en juin 2018 dans un lieu propice :
l’abbaye de Baumes-les-Messieurs, site patrimonial jurassien dans lequel la
spiritualité du projet a été magnifiée. Le Poème Harmonique, dirigé par Vincent
Dumestre (aussi au théorbe), ainsi que l’équipe de neuf chanteurs (il faudrait tous
les citer, car chacun est digne d’éloges) font preuve d’une homogénéité
impressionnante, d’un travail du texte et de la musique profondément imbriqués
et d’une sensualité qui, si elle est bien mystique, en devient troublante pour
l’auditeur… Un Diapason d’or et un Choc de Classica, on ne peut plus mérités,
sont venus couronner ce superbe disque.
Le Poème Harmonique, nous l’avons dit, a été fondé
en 1998 par Vincent Dumestre. Il vient donc de fêter ses vingt ans d’existence,
son initiateur célébrant de son côté son cinquantième anniversaire. Le label
Alpha (568) a eu l’excellente idée de réunir en un coffret de 20 CD des disques
publiés au fil de ces deux décennies ; une série d’entre eux ont bénéficié
de diverses récompenses et ont été salués par la critique internationale.
L’occasion est belle, pour ceux qui n’en auraient pas encore pris l’initiative,
de se précipiter sur la quintessence de l’art de cet ensemble de haut niveau et
de se baigner, comme dans le CD Anamorfosi,
en plein cœur d’un envoûtement qui se renouvelle à chaque page proposée. Le
tout dernier CD de ce coffret, le n° 20, s’intitule Nova Metamorfosi ; dès 2003, l’ensemble s’attachait à la
musique sacrée à Milan à l’orée du XVIIe siècle. On y trouvait déjà des
madrigaux de Monteverdi retravaillés par Coppini. C’est dire si le Poème
Harmonique s’inscrit dans la continuité d’une démarche en publiant le CD examiné
en début d’article.
Que contient ce gros coffret de 20 CD, à prix
réduit, ne proposant hélas pas les livrets de chacun des programmes ?
C’est dommageable, sans doute, pour l’information historique des sources et des
contextes, mais l’envoûtement est tel sur le plan général que l’auditeur peut
se contenter d’une extase auditive permanente. Nous ne cachons pas le bonheur
éprouvé à (re)découvrir ainsi le parcours, ou plutôt le voyage, dans lequel le
Poème Harmonique nous entraîne, à travers l’Europe musicale des XVIe et XVIIe
siècles.
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Nous sommes transportés en Italie, avec Domenico
Belli qui servit à la cour des Médicis et passa sa courte existence à Florence,
Bellerofonte Castaldi qui vécut un temps à Venise et voyagea en Allemagne, Emilio
de Cavalieri, l’un des inventeurs du style monodique, dont des Lamentations nous laminent le cœur, mais
aussi avec des pièces de Monteverdi, Trabaci, Marazzoli, un panorama de
Florence en 1616 (Caccini, Belli encore avec L’Orfeo dolente, dont on a affirmé parfois que c’est le premier
opéra composé), ou des airs festifs.
L’Angleterre est représentée par Jeremiah Clarke
(son Ode sur la mort de Purcell) et
par le grand Purcell (Sentences funèbres
pour la mort de la Reine Mary II), ainsi que par des pages de Anthony Holborne,
John Dowland, Thomas Morley, Orlando Gibbons et quelques autres, où il est
question d’amour et dans lesquelles le luth prédomine.
On ne s’étonnera pas que la part la plus
importante soit réservée à la France (dix CD sur vingt). Avec des
« classiques », comme les Te
Deum de Lully et de Richard de Lalande (il y a d’autres pages de ce
dernier) ou les Leçons de Ténèbres de
François Couperin, mais encore Boesset, Clérambault (le déchirant Miserere), Guédron, Moulinié, Tessier,
ou des airs de cour de la fin du XVIe siècle, signés Carroubel, Costeley, Boyer,
etc. Nous avouons un attrait tout particulier pour le CD n° 11 dans lequel
Robert de Visée (c. 1659 – c. 1733), musicien de chambre de Louis XIV,
s’inspire de textes poétiques de Théophile de Viau (1590-1626). Cet auteur
sulfureux considéré comme libertin et bisexuel, fut un protégé de Louis XIII
avant d’être condamné à mort pour raisons de mœurs, dont des soupçons de
sodomie. Caché, il fut capturé, passa deux ans à la Conciergerie, puis connut
l’exil perpétuel. Il mourut à 35 ans, à Chantilly, où le duc de Montmorency
l’avait accueilli. Sur le plan poétique, il subit les foudres de contemporains,
dont Boileau. Robert de Visée a mis en musique des sonnets de Viau déclamés par
un comédien, entrecoupés par des interventions du théorbe. Eugène Green, en
récitant, et Vincent Dumestre, à l’instrument, créent une atmosphère
subjuguante, feutrée, d’un lyrisme délicat et racé.
Les enregistrements vont des débuts, en 1999,
lorsque Le Poème Harmonique travaillait ses productions à la Chapelle de
l’Hôpital Notre-Dame de Bon Secours à Paris, jusqu’en 2017, dans le cadre royal
de la Chapelle du Château de Versailles. Chaque CD est un bijou en soi,
travaillé avec soin et goût par une équipe qui s’adapte à tous les climats
musicaux avec une aisance confondante. Tous les participants, si nombreux qu’on
ne peut les citer individuellement (alors qu’ils le mériteraient), sont à
saluer dans les mêmes éloges. Un coffret indispensable, qui tient toutes ses
promesses et plonge l’auditeur dans un univers où la beauté, l’exaltation et le
dépaysement sont les maîtres mots.
Jean
Lacroix