Le sas est tout simplement un grand livre.
Comme un tableau pointilliste, il est fait de
fragments de lumière, de vibrations de couleurs, du tremblement d’une émotion,
d’une ténacité du regard. La palette de Luc Dellisse semble infinie dans
l’inspiration. Dans cet éventail déployé des récits, des lieux et des
personnages, chacune des nouvelles nous surprend, nous enchante, nous émeut. On
retrouve le bonheur de lecture des récits courts - dont on dit et répète, sans
vérifier, que personne n’en veut - comme
celui que nous éprouvions à lire les nouvelles des grandes littératures
non-francophones, on songe aux hispaniques (Borgès), aux russes (Gogol,
Tchékhov) mais aussi aux Français du XIXè, l’âge d’or de la nouvelle
(Maupassant)
Heureusement il est des éditeurs comme les Editions Traverse pour accueillir de tels ouvrages dans leurs collections. Il
reste à celles et ceux ont à coeur de promouvoir la littérature - libraires,
critiques littéraires, chroniqueurs, bloggers - d’en rendre compte et d’attirer
l’attention du public sur ces oeuvres qui risqueraient, sinon, d’échapper à
notre attention et à notre affection.
Le mot « affection » est utilisé ici
en pleine conscience et nous est inspiré par les narrateurs successifs des
vingt nouvelles qui composent « Le sas ». Ils sont peut-être, ces
narrateurs, le fil d’Ariane qui guide le lecteur dans le labyrinthe que
constitue l’assemblage de ces récits courts.
On devine de ce narrateur, qu’il est à la fois
le protagoniste et l’observateur des failles dont il témoigne avec la fragilité
désarçonnante d’un adulte qui aurait conservé, pour mieux voir le monde, la
simplicité des questionnements enfantins. On sait qu’il aime la compagnie des
livres, qu’il les lise ou qu’il les écrive, qu’il recherche celle des hommes,
avec une prédilection pour ces lieux incertains que sont les cafés, qu’il rêve,
de rupture en rupture, des femmes dont il n’a pu ou voulu conserver l’amour. On
devine que le monde ne cesse de l’agresser par sa violence sournoise, par l’abus
de confiance généralisé qui peut conduire à ruiner par bêtise, ignorance ou
indifférence un petit épargnant pris dans les griffes d’un broker. On lit sa détresse née de l’enfance, dont la première et la
dernière nouvelle du volume nous disent explicitement : « Enfant
non admis ».
Pour dire ces choses de la vie, pour les
écrire et les partager avec le lecteur sans tomber dans le triste travers de
l’auto-fiction, il faut être écrivain, c’est à dire ré-inventer par le style et
l’écriture le monde auquel le nouvelliste convie l’inconnu qui entrera dans la
librairie, sera intrigué par le titre, « Le sas », feuilletera
quelques pages pour tenter d’en anticiper le dévoilement que procurera la
lecture, plus tard, s’il se laisse convaincre par les phrases glanées au hasard
de ce premier apprivoisement : Je
suis devenu rêveur et je le suis resté./ J’étais aussi indigne que les autres
membres de ma famille d’une affection véritable./ J’avais pris feu pour les
grands mouvements d’argent virtuel./ Il y avait un léger parfum moelleux dans
le hall d’entrée, une présence enivrante et subtile, qui a lutté un instant
contre l’odeur d’encaustique et de détergent avant de s’évanouir./J’avais gardé
un souvenir sombre de mes premières années. Elles étaient faites d’attente indécise,
d’impatience, de frayeurs sans fin.
Il faut ciseler chaque phrase du récit de
l’intime pour qu’il devienne universel. C’est là que réside le secret magique
de la littérature. La phrase devient le « sas » entre deux univers :
celui que nous offre l’écrivain et celui que, grâce à la phrase qui en est la
clé, nous franchissons et, au delà de laquelle nous nous approprions cet
endroit qui n’existait pas avant que nos yeux n’en lisent les lignes, ces
petits barbelés d’encre alignés comme les sillons d’un labour. Nous cessons
alors d’être ces « gens » qui prennent
l’épuisement du plaisir et de la peur pour un air détendu. Et nous commençons à nous reconnaître dans
l’un ou l’autre des vingt narrateurs du livre, à leur trouver des affinités
dans le mordant cynique de l’humour, la tendresse sans rempart, la quête
incessante de bonheur, la nécessité d’inventer des vies pour se consoler de
celles qu’on aurait aimer vivre ou rencontrer.
N’est-ce pas là la fonction grave, essentielle
et souveraine de la littérature ?
Dellisse nous en fait une démonstration
fulgurante.
Jean Jauniaux