mardi 3 décembre 2019

"Le sas" vingt nouvelles de Luc Dellisse publiées par Daniel Simon aux Editions Traverse


Le sas  est tout simplement un grand livre.
Comme un tableau pointilliste, il est fait de fragments de lumière, de vibrations de couleurs, du tremblement d’une émotion, d’une ténacité du regard. La palette de Luc Dellisse semble infinie dans l’inspiration. Dans cet éventail déployé des récits, des lieux et des personnages, chacune des nouvelles nous surprend, nous enchante, nous émeut. On retrouve le bonheur de lecture des récits courts - dont on dit et répète, sans vérifier, que personne n’en veut -  comme celui que nous éprouvions à lire les nouvelles des grandes littératures non-francophones, on songe aux hispaniques (Borgès), aux russes (Gogol, Tchékhov) mais aussi aux Français du XIXè, l’âge d’or de la nouvelle (Maupassant)
Heureusement il est des éditeurs comme les Editions Traverse pour accueillir de tels ouvrages dans leurs collections. Il reste à celles et ceux ont à coeur de promouvoir la littérature - libraires, critiques littéraires, chroniqueurs, bloggers - d’en rendre compte et d’attirer l’attention du public sur ces oeuvres qui risqueraient, sinon, d’échapper à notre attention et à notre affection.
Le mot « affection » est utilisé ici en pleine conscience et nous est inspiré par les narrateurs successifs des vingt nouvelles qui composent « Le sas ». Ils sont peut-être, ces narrateurs, le fil d’Ariane qui guide le lecteur dans le labyrinthe que constitue l’assemblage de ces récits courts.
On devine de ce narrateur, qu’il est à la fois le protagoniste et l’observateur des failles dont il témoigne avec la fragilité désarçonnante d’un adulte qui aurait conservé, pour mieux voir le monde, la simplicité des questionnements enfantins. On sait qu’il aime la compagnie des livres, qu’il les lise ou qu’il les écrive, qu’il recherche celle des hommes, avec une prédilection pour ces lieux incertains que sont les cafés, qu’il rêve, de rupture en rupture, des femmes dont il n’a pu ou voulu conserver l’amour. On devine que le monde ne cesse de l’agresser par sa violence sournoise, par l’abus de confiance généralisé qui peut conduire à ruiner par bêtise, ignorance ou indifférence un petit épargnant pris dans les griffes d’un broker. On lit sa détresse née de l’enfance, dont la première et la dernière nouvelle du volume nous disent explicitement : « Enfant non admis ».
Pour dire ces choses de la vie, pour les écrire et les partager avec le lecteur sans tomber dans le triste travers de l’auto-fiction, il faut être écrivain, c’est à dire ré-inventer par le style et l’écriture le monde auquel le nouvelliste convie l’inconnu qui entrera dans la librairie, sera intrigué par le titre, « Le sas », feuilletera quelques pages pour tenter d’en anticiper le dévoilement que procurera la lecture, plus tard, s’il se laisse convaincre par les phrases glanées au hasard de ce premier apprivoisement : Je suis devenu rêveur et je le suis resté./ J’étais aussi indigne que les autres membres de ma famille d’une affection véritable./ J’avais pris feu pour les grands mouvements d’argent virtuel./ Il y avait un léger parfum moelleux dans le hall d’entrée, une présence enivrante et subtile, qui a lutté un instant contre l’odeur d’encaustique et de détergent avant de s’évanouir./J’avais gardé un souvenir sombre de mes premières années. Elles étaient faites d’attente indécise, d’impatience, de frayeurs sans fin.
Il faut ciseler chaque phrase du récit de l’intime pour qu’il devienne universel. C’est là que réside le secret magique de la littérature. La phrase devient le « sas » entre deux univers : celui que nous offre l’écrivain et celui que, grâce à la phrase qui en est la clé, nous franchissons et, au delà de laquelle nous nous approprions cet endroit qui n’existait pas avant que nos yeux n’en lisent les lignes, ces petits barbelés d’encre alignés comme les sillons d’un labour. Nous cessons alors d’être ces « gens » qui prennent l’épuisement du plaisir et de la peur pour un air détendu.  Et nous commençons à nous reconnaître dans l’un ou l’autre des vingt narrateurs du livre, à leur trouver des affinités dans le mordant cynique de l’humour, la tendresse sans rempart, la quête incessante de bonheur, la nécessité d’inventer des vies pour se consoler de celles qu’on aurait aimer vivre ou rencontrer.

N’est-ce pas là la fonction grave, essentielle et souveraine de la littérature ?

Dellisse nous en fait une démonstration fulgurante.

Jean Jauniaux