Comme bien d’autres
se sont décidés à le faire, l’Orchestre Symphonique de Seattle dispose
désormais de son propre label, ce qui va lui permettre de se faire encore mieux
connaître ; il ne figure pas au nombre des plus célèbres machines de
guerre orchestrales américaines. Il existe cependant depuis 1903, et a connu à
sa tête une série de directeurs musicaux ou chefs permanents parmi lesquels on
relève des noms prestigieux : Basil Cameron (1932-1938), Sir Thomas
Beecham (1941-1944) ou Manuel Rosenthal (1950-1951). Ludovic Morlot a été à sa
tête de 2011 à 2019, avant de céder le relais pour quatre saisons au Danois
Thomas Dausgaard, qui en a été premier chef invité à plusieurs reprises.
Vers le CD |
Seattle est la plus
grande ville de l’Etat de Washington et compte une population de plus de 500
000 habitants. Elle dispose d’une superbe salle, implantée au cœur de la cité,
le Benayora Hall. Son orchestre, dont la composition nominative complète se
trouve au milieu du livret (c’est si rare !), a créé, depuis sa naissance,
des œuvres de Elliott Carter, Morton Gould, Virgil Thomson, Gian Franco
Malipiero et de plusieurs autres compositeurs. Il compte à son actif plus d’une
centaine d’enregistrements, dont un grand nombre de partitions américaines,
mais aussi Berlioz, Ravel ou Messiaen. Le CD qui paraît sous l’étiquette de la
formation (SSM1023) est consacré à la Symphonie
alpestre de Richard Strauss,
précédée du prélude de l’opéra biblique Antichrist
de Rued Langgard (1893-1052). La présence d’un Danois à la tête du Symphonique
de Seattle est l’occasion de saluer un compositeur peu reconnu de son vivant, y
compris dans son pays, et dont nous avons évoqué il y a quelques mois la
parution des symphonies 2 et 6, chez Dacapo, dirigées par le Finlandais Sakari
Oramo.
La progressive redécouverte
de ce créateur qui termina sa vie comme organiste de la cathédrale de Ribe
montre à quel point il était préoccupé par des principes spirituels et par le
monde du christianisme, dans un contexte marqué par la figure du Christ et de
sombres images de ses ennemis. Son seul opéra Antichrist, qui a connu une
longue gestation entre 1921 et 1939 et a été joué à la Radio danoise en 1980,
reflète la fascination pour cette figure qui n’apparaît pas souvent dans les
textes bibliques, en dehors de rares allusions chez Saint Paul ou Saint Jean.
On le retrouve chez Nietzsche, ainsi que dans des cercles culturels du début du
XXe siècle. Le livret, exclusivement en anglais, esquisse la pensée de
Langgaard à travers des écrits de la mère du compositeur, dans lesquels Richard
Strauss apparaît comme une figure de cet Antéchrist redouté (Salomé ! donnée à Copenhague en
1919), qui attirait son fils, tout comme son compatriote Carl Nielsen et sa Symphonie n° 4 « Inextinguible » qui date de 1916.
On comprend dès lors le lien qui unit le programme du CD. Langgaard compose son
opéra sur des manifestations de l’Antéchrist à travers des figures allégoriques,
et sur la destruction finale du personnage. L’œuvre a fait l’objet d’un
enregistrement en 1988, et semble-t-il, d’un DVD en 2002. Le Prélude que l’on
découvre ici, d’une durée d’une bonne douzaine de minutes, semble à l’audition
opposer les forces du bien et du mal par une opposition de passages mystérieux
avant un déploiement orchestral qui se dilue peu à peu.
Le plat de
résistance du CD est la Symphonie
alpestre de Richard Strauss, une partition aux sonorités orchestrales
somptueuses, écrite entre 1911 et 1915, sorte de grande fresque panthéiste dans
laquelle la nature joue un grand rôle. Parfois décriée pour son côté
descriptif, elle fait cependant effet sur les auditeurs par son côté grandiose
et quelque peu cinématographique. C’est de la musique en cinémascope,
orchestrée avec art et distillée avec une science consommée de
l’instrumentation. Il en existe des versions exceptionnelles, notamment celle
de Karajan avec le Philharmonique de Berlin, d’une époustouflante plasticité. C’est
une œuvre idéale pour le DVD : Giuseppe Sinopoli est colossal avec la
Staatskapelle de Dresde à l’occasion du 450e anniversaire de l’orchestre,
le 27 septembre 1998, chez Arthaus. Mais il faut aller vers une mise en images
d’une beauté visuelle absolue à travers une randonnée en montagne qu’accomplit
avec subtilité David Zinman à la tête du Tonhalle-Orchester de Zürich pour
EuroArts ; c’est un fascinant mariage entre l’animation sonore et les
paysages de forêts, d’alpages et de glaciers, avec un orage terrifiant et une exaltation
de la nature, du coucher du soleil à l’aube naissante.
Avec le Symphonique
de Seattle, Thomas Dausgaard joue la même carte que Zinman : celle de la
subtilité et du raffinement, implantant cette évocation panthéiste dans un
modèle pointilliste bien équilibré, qui ne ménage pas les effets lorsqu’ils
sont présents, mais ne les accentue pas. Il arrive ainsi à dégager la poésie et
le lyrisme qui se cachent derrière la lumière ou les nuages tout en leur
conservant leur noblesse. Ce n’est sans doute pas la partition la mieux venue
de l’immense compositeur que fut Richard Strauss, mais il n’empêche qu’il faut
saluer l’élan qui la traverse et qui rappelle l’environnement qui était celui
du compositeur et de sa villa à Garmisch Partenkirchen. Le prélude de Langgaard
provient d’un concert public d’avril 2019, la symphonie de Strauss, d’une
prestation live de juin 2017. Les prises de son sont soignées : elles
témoignent d’une belle transparence sonore.
Jean Lacroix