vendredi 6 décembre 2019

Richard Strauss, Rued Langgard et l’Orchestre Symphonique de Seattle


Comme bien d’autres se sont décidés à le faire, l’Orchestre Symphonique de Seattle dispose désormais de son propre label, ce qui va lui permettre de se faire encore mieux connaître ; il ne figure pas au nombre des plus célèbres machines de guerre orchestrales américaines. Il existe cependant depuis 1903, et a connu à sa tête une série de directeurs musicaux ou chefs permanents parmi lesquels on relève des noms prestigieux : Basil Cameron (1932-1938), Sir Thomas Beecham (1941-1944) ou Manuel Rosenthal (1950-1951). Ludovic Morlot a été à sa tête de 2011 à 2019, avant de céder le relais pour quatre saisons au Danois Thomas Dausgaard, qui en a été premier chef invité à plusieurs reprises.
Vers le CD
Seattle est la plus grande ville de l’Etat de Washington et compte une population de plus de 500 000 habitants. Elle dispose d’une superbe salle, implantée au cœur de la cité, le Benayora Hall. Son orchestre, dont la composition nominative complète se trouve au milieu du livret (c’est si rare !), a créé, depuis sa naissance, des œuvres de Elliott Carter, Morton Gould, Virgil Thomson, Gian Franco Malipiero et de plusieurs autres compositeurs. Il compte à son actif plus d’une centaine d’enregistrements, dont un grand nombre de partitions américaines, mais aussi Berlioz, Ravel ou Messiaen. Le CD qui paraît sous l’étiquette de la formation (SSM1023) est consacré à la Symphonie alpestre de Richard Strauss, précédée du prélude de l’opéra biblique Antichrist de Rued Langgard (1893-1052). La présence d’un Danois à la tête du Symphonique de Seattle est l’occasion de saluer un compositeur peu reconnu de son vivant, y compris dans son pays, et dont nous avons évoqué il y a quelques mois la parution des symphonies 2 et 6, chez Dacapo, dirigées par le Finlandais Sakari Oramo.

La progressive redécouverte de ce créateur qui termina sa vie comme organiste de la cathédrale de Ribe montre à quel point il était préoccupé par des principes spirituels et par le monde du christianisme, dans un contexte marqué par la figure du Christ et de sombres images de ses ennemis. Son seul opéra Antichrist, qui a  connu une longue gestation entre 1921 et 1939 et a été joué à la Radio danoise en 1980, reflète la fascination pour cette figure qui n’apparaît pas souvent dans les textes bibliques, en dehors de rares allusions chez Saint Paul ou Saint Jean. On le retrouve chez Nietzsche, ainsi que dans des cercles culturels du début du XXe siècle. Le livret, exclusivement en anglais, esquisse la pensée de Langgaard à travers des écrits de la mère du compositeur, dans lesquels Richard Strauss apparaît comme une figure de cet Antéchrist redouté (Salomé ! donnée à Copenhague en 1919), qui attirait son fils, tout comme son compatriote Carl Nielsen et sa Symphonie n° 4 « Inextinguible » qui date de 1916. On comprend dès lors le lien qui unit le programme du CD. Langgaard compose son opéra sur des manifestations de l’Antéchrist à travers des figures allégoriques, et sur la destruction finale du personnage. L’œuvre a fait l’objet d’un enregistrement en 1988, et semble-t-il, d’un DVD en 2002. Le Prélude que l’on découvre ici, d’une durée d’une bonne douzaine de minutes, semble à l’audition opposer les forces du bien et du mal par une opposition de passages mystérieux avant un déploiement orchestral qui se dilue peu à peu.

Le plat de résistance du CD est la Symphonie alpestre de Richard Strauss, une partition aux sonorités orchestrales somptueuses, écrite entre 1911 et 1915, sorte de grande fresque panthéiste dans laquelle la nature joue un grand rôle. Parfois décriée pour son côté descriptif, elle fait cependant effet sur les auditeurs par son côté grandiose et quelque peu cinématographique. C’est de la musique en cinémascope, orchestrée avec art et distillée avec une science consommée de l’instrumentation. Il en existe des versions exceptionnelles, notamment celle de Karajan avec le Philharmonique de Berlin, d’une époustouflante plasticité. C’est une œuvre idéale pour le DVD : Giuseppe Sinopoli est colossal avec la Staatskapelle de Dresde à l’occasion du 450e anniversaire de l’orchestre, le 27 septembre 1998, chez Arthaus. Mais il faut aller vers une mise en images d’une beauté visuelle absolue à travers une randonnée en montagne qu’accomplit avec subtilité David Zinman à la tête du Tonhalle-Orchester de Zürich pour EuroArts ; c’est un fascinant mariage entre l’animation sonore et les paysages de forêts, d’alpages et de glaciers, avec un orage terrifiant et une exaltation de la nature, du coucher du soleil à l’aube naissante.
Avec le Symphonique de Seattle, Thomas Dausgaard joue la même carte que Zinman : celle de la subtilité et du raffinement, implantant cette évocation panthéiste dans un modèle pointilliste bien équilibré, qui ne ménage pas les effets lorsqu’ils sont présents, mais ne les accentue pas. Il arrive ainsi à dégager la poésie et le lyrisme qui se cachent derrière la lumière ou les nuages tout en leur conservant leur noblesse. Ce n’est sans doute pas la partition la mieux venue de l’immense compositeur que fut Richard Strauss, mais il n’empêche qu’il faut saluer l’élan qui la traverse et qui rappelle l’environnement qui était celui du compositeur et de sa villa à Garmisch Partenkirchen. Le prélude de Langgaard provient d’un concert public d’avril 2019, la symphonie de Strauss, d’une prestation live de juin 2017. Les prises de son sont soignées : elles témoignent d’une belle transparence sonore.

Jean Lacroix