vendredi 6 décembre 2019

Claudio Arrau et Maria Yudina, ces géants du piano…


Le label SWR continue, pour notre plus grand bonheur, de sortir de ses précieuses archives des concerts publics ou des gravures en studio de haut niveau. C’est encore le cas pour un coffret de 3 CD (SWR19084) consacré à Claudio Arrau, incomparable pianiste d’origine chilienne, né en 1903, naturalisé américain en 1979 et décédé en juin 1991. 
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Une existence vouée à la musique, que le quotidien Le Soir, qualifiait, sous la plume de Fernand Leclercq, dans un article nécrologique paru le 11 juin 1991, de « traversée du siècle d’un enchanteur du piano ». Cet enfant prodige qui avait donné son premier récital dans sa ville natale de Chillan à l’âge de cinq ans et son premier concert à Berlin six ans plus tard, avait été envoyé par les autorités chiliennes se perfectionner en Allemagne. Il y fut l’élève de Martin Krause, l’un des ultimes élèves de Liszt ; lorsque son maître disparu, Arrau prit son envol. Il connut très vite la reconnaissance internationale : à 24 ans, les Etats-Unis le découvrait. Son premier disque parut deux ans plus tard. Professeur à Berlin jusqu’en 1940, il participa à des concours internationaux, remporta deux Prix Liszt, puis le Concours de Genève devant un jury où l’on retrouvait Cortot et Rubinstein. Etabli aux Etats-Unis à partir de 1941, il entama alors une carrière de soliste, donnant des centaines de concerts et réalisant une discographie impressionnante, assez représentative de son énorme répertoire. Les piliers de ses choix sont Beethoven, Brahms, Chopin, Liszt, Mozart et le duo Schubert-Schumann. Sans oublier Bach, dont il donna à Berlin en 1935 l’œuvre pour clavier en douze soirées.
Ce boulimique du piano était un personnage d’une grande courtoisie, qui avait un réel souci de sa présentation physique. Il avait aussi un respect profond pour les partitions et n’hésita pas à réenregistrer à plusieurs reprises des œuvres, notamment de Beethoven, en fonction de l’évolution de sa sensibilité. On peut considérer que ses disques forment un héritage incontournable de l’art du piano au XXe siècle. On est d’autant plus heureux de retrouver les deux concertos de Brahms qui occupent le premier CD et la moitié du deuxième. On connaît les merveilleuses versions qu’il a laissées de ces magnifiques partitions avec l’Orchestre Philharmonia et Carlo-Maria Giulini pour EMI dans les années 1960. Ces immenses fresques y trouvaient sous ses doigts une dimension à la fois grandiose et poétique, avec la complicité expressive de Giulini et d’un orchestre exemplaire, qui l’accompagnaient vers de très hauts sommets. On se souvient aussi des mêmes concertos un peu plus tardifs avec Bernard Haitink et le Concertgebouw d’Amsterdam, au cours desquels la hauteur de vues le disputait à une conception à la fois claire et intériorisée. Pour SWR, c’est l’Orchestre de la Radio de Stuttgart, sous la direction d’Eliahu Inbal (qui enregistra des concertos de Chopin pleins de subtilité avec Arrau pour Philips) qui est le partenaire du Concerto n° 1 dans un live du 23 mars 1972. Quant au Concerto n° 2, il s’agit d’une version de studio du 2 avril 1969, dirigée par Ernest Bour à la tête de l’Orchestre symphonique de Baden-Baden. On retrouve dans ces moments choisis toute la majesté stylistique de ce maître du clavier, son sens de l’articulation, un équilibre des nuances et le souffle humaniste qu’il cisèle avec une indéfectible décantation du discours.
On trouve en complément du deuxième CD le Concerto de Schumann, une prise de studio du 28 mars 1972, avec encore Ernest Bour. Une performance de classe, dans laquelle Arrau fait chanter le piano de façon à la fois intime et fluide, dans une conception qui respire. On est ému par une atmosphère de confidences, couplée à un jeu souple et travaillé jusqu’au moindre détail. Un superbe complément à ajouter à la gravure réalisée par Arrau avec l’Orchestre symphonique de Boston et Sir Colin Davis à sa tête.
Ce qui interpelle chez Arrau, c’est la constance de la qualité sonore et de l’investissement. On le constate à nouveau dans le troisième CD du coffret, qui nous rend de Beethoven les Concertos n° 3 et n° 4, donnés en public le 9 juillet 1980 avec l’Orchestre de la Radio de Stuttgart, que Gary Bertini mène avec éloquence. Il faut rappeler ici que ces deux partitions du maître de Bonn se placent depuis des dizaines d’années, sous les doigts d’Arrau avec la Staatskapelle de Dresde et toujours Sir Colin Davis, parmi les toutes grandes références. Il existe aussi des versions du Concerto n° 3 avec Galliera, Schuricht, Knappertsbusch ou du Concerto n° 4 avec Galliera (dans le cadre d’une intégrale) ou Bernstein. Il faudra désormais tenir compte de ces prestations de concert d’un dynamisme communicatif, d’une intelligence musicale approfondie et d’un romantisme précis et sans emphase. Ce coffret précieux ravira tous les fans de cet extraordinaire pianiste qu’André Tubeuf, dans le livre qu’il lui a consacré, Appassionata, (Paris, NiL, 2003), qualifie de visionnaire.

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Un autre coffret, de dix CD celui-ci, paru sous le label Melodiya (MELCD1002590), consiste en une « édition anniversaire » consacrée à Maria Yudina (1899-1970). On situe mal la précision « anniversaire », elle correspond sans doute aux 120 ans de la naissance de cette pianiste russe née à Nevel en Biélorussie, et morte à Moscou, après une existence au cours de laquelle elle eut maille à partir avec les autorités soviétiques. Maria Yudina, une amie de Boris Pasternak, était une personnalité de caractère, authentique et enthousiaste, très croyante, pour ne pas dire mystique, qui vécut la plupart du temps dans un grand dénuement. On connaît le célèbre épisode de sa convocation au Kremlin en pleine nuit pour satisfaire un désir musical de Staline. Celui-ci eut l’envie soudaine de réécouter le Concerto pour piano et orchestre n° 23 KV 488 de Mozart entendu à la radio. Il s’enquit de l’interprète, on lui fit savoir qu’il s’agissait de Maria Yudina. Staline voulait le disque, mais il n’existait pas. Seule solution pour éviter les foudres staliniennes ? Faire appel à la soliste et à un orchestre (deux chefs se désistèrent, paraît-il) pour réaliser un disque à la hâte, en un unique exemplaire, que Staline trouva à son réveil, à son vif contentement. Simon Volkov raconte cette ahurissante histoire dans son livre Témoignage (Paris, Albin Michel, 1980, p. 236-237), dans lequel il rapporte des propos de Chostakovitch, dont certains sont sujets à caution. Mais ici il s’agit de la réalité. Staline envoya un paiement à Yudina, qui en avait bien besoin, mais elle écrivit au dictateur qu’elle prierait pour lui et avait fait don de la somme à sa paroisse pour des travaux de restauration. Elle lui disait aussi dans sa lettre qu’elle lui pardonnait ses péchés envers le peuple et que Dieu ferait de même. Volkov prétend que la pianiste elle-même  lui raconta ce coup d’audace. Staline ne réagit pas, alors que cela aurait pu valoir à Yudina l’arrestation immédiate, et peut-être pire. On a prétendu que lorsque le cadavre de Staline fut découvert suite à une crise cardiaque, le disque de Yudina était sur son électrophone. Si c’est vrai, c’est presque un conte de fée, même si le personnage masculin n’a rien d’un ange !
Maria Yudina avait bénéficié, entre autres professeurs à Saint-Pétersbourg, des conseils de Nicolas Tchérepnine et de Felix Blumenfeld. Elle connut, dans le cadre de ses cours, Chostakovitch et Sofronitzki. Elle étudia aussi l’histoire et la philosophie. Elle enseigna au Conservatoire de Leningrad, poste qu’elle dut quitter en 1930, accusée de se targuer d’être gratifiée d’une «inspiration divine ». On la retrouve professeur à Tiblis, puis au Conservatoire de Moscou de 1936 à 1951 (elle en est renvoyée), et enfin à l’Institut Gnessine jusqu’en 1960. Parallèlement, elle poursuit une carrière de concertiste et est très appréciée en tant que telle. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des ennuis avec le régime, qui ne la laissera quitter le pays qu’à deux reprises, et lui reprochera notamment sa défense de la musique de Schoenberg, Berg ou Bartók. Chostakovitch lui confia la création de sa Sonate n° 2.
Au début de cette année, un coffret Scribendum de 26 CD proposait un portrait détaillé de l’art de Maria Yudina. Il fut récompensé par un « Choc » de Classica et par un Diapason d’or. Le coffret Melodiya de 10 CD que propose le label Melodiya est une excellente introduction à un univers pianistique d’une grande puissance d’expression servie par une technique redoutable, et dont on découvre avec étonnement l’ampleur du répertoire. Le livret russe du coffret est traduit seulement en anglais, la présentation en est sobre, complétée par deux photographies et un dessin, montrant un visage déterminé et songeur, avec des yeux francs.
Le programme est un panorama bien conçu : Préludes et Fugues de Bach (des live de 1950), les Sonates 6 et 11 de Mozart, les Sonates 5, 12, 27, 28, 29 et 32 et des Variations de Beethoven, reflets de l’activité discographique des années 1950, les Impromptus de Schubert de 1964, des pièces de Moussorgsky, Myaskowski, Szymanowski, Webern ou Jolivet, une sélection de Préludes de Scriabine (1952), de la musique de chambre de Debussy, de Prokofiev, de Serocki… Et en bonus, sur le dernier CD, un ébouriffant et spectaculaire Concerto pour piano n° 1 de Tchaïkowski, joué le 4 avril 1954 à Kiev avec l’Orchestre Symphonique de l’Etat d’Ukraine placé sous la direction de Natan Rahklin. Tout ceci montre l’éclectisme de l’interprète, comme ce côté rebelle qui pousse Maria Yudina à aborder des classiques, mais aussi à aller à la découverte de terrains moins connus, voire interdits par les autorités soviétiques. On est ébahi par la liberté de ton, mais aussi par la rigueur avec laquelle elle aborde Bach ou par la grandeur, parfois insoutenable, qu’elle insuffle à Beethoven. Schubert semble moins lui convenir, mais une certaine rudesse ne nous déplait pas dans cette approche hautaine. Quant aux nombreux contemporains, ils sont servis avec une détermination, une force et une clarté stylistique qui laissent sans voix. Une immense interprète se révèle à nos oreilles, même si les prises de son ne sont pas vraiment aux normes actuelles. Mais quand on parle d’art, quelle importance ? Rien ne vient dénaturer les hauts sommets où l’on se trouve. Nous estimons que ce coffret Melodiya est plus que représentatif de Maria Yudina. Le bonheur aurait été complet si Melodiya avait eu la bonne idée d’y joindre ses hallucinants Tableaux d’une exposition de Moussorgsky. Les boulimiques le trouveront dans le coffret Scribendum.

Jean Lacroix