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Le label Glossa (GCD 921126) a
enregistré en mai 2018 une nouvelle version du Deutsches requiem ; il s’agit d’un live donné dans l’une des
salles du palais des concerts « De Doelen » de Rotterdam par
l’Orchestra of the Eighteen Century dirigé par Daniel Reuss, avec la soprano
Carolyn Sampson, le baryton André Morsch et la Cappella Amsterdam. Créée à
Brème le 10 avril 1868, qui était un Vendredi Saint, cette partition d’un
compositeur de 35 ans ouvrait une nouvelle ère dans la production brahmsienne.
S’il était connu et même reconnu dans le domaine de la musique de chambre et
des œuvres vocales, si son talent de pianiste était apprécié, le compositeur
devait encore faire ses preuves dans l’univers symphonique. Cela n’allait pas
tarder.
Lors de cette création du Deutsches Requiem (devant un public de
près de 2 500 spectateurs), le solo pour soprano, futur cinquième mouvement,
n’y figurait pas. La version définitive, avec ce solo, fut donnée en première à
Leipzig en 1869 ; le succès fut tel que, dans les dix années qui
suivirent, on dénombra plus d’une centaine d’exécutions européennes. On lira
avec beaucoup d’intérêt la notice en français qui accompagne ce CD ; elle
est signée Clemens Romijn et traduite par Marc Trautmann. Elle rappelle
notamment l’admiration du critique viennois de l’époque, Edouard Hanslick,
souvent avare de compliments, qui écrivit après la création: « Depuis l’époque de Mozart et de Beethoven,
voilà bien l’œuvre sacrée la plus considérable qui soit. » La
destination de la partition n’était pas la liturgie, mais plutôt la salle de
concerts, à la manière d’un oratorio. Placé sous le signe du deuil (celui de
Schumann, bien sûr, depuis 1856, mais surtout celui de sa mère en 1865), ce
poignant Requiem de Brahms affiche
une haute spiritualité, la volonté d’un message universel et aussi d’un espoir
au-delà de la douleur. C’est ce que l’on ressent chaque fois que l’on écoute ce
monument. En dehors de tout contexte religieux, que l’auditeur peut toutefois
considérer comme sous-jacent, on peut entrer profondément dans l’âme et se
nourrir du sens du « sacré » dans sa dimension la plus humaine et la
plus engagée. Cette partition nous a valu des références discographiques de
haut niveau. Epinglons, parmi les grands anciens, celle de Klemperer avec
Elisabeth Schwarzkopf et Fischer-Dieskau, suffocante d’intensité, celle de
Kempe, avec Elisabeth Grümmer et le même Fischer-Dieskau, que l’on peut
qualifier de « concert méditatif » et les différentes versions de
Karajan, aux grandes lignes architecturales mais aussi poétiques, avec des
crescendos renversants. Plus récemment, Abbado, Rattle ou Gardiner avaient
convaincu, mais la compréhension du sens de l’œuvre par les chefs de la seconde
moitié du XXe siècle (on y ajoutera Giulini, qui alliait pudeur et grandeur)
était telle qu’il faut du courage et de l’audace pour s’y affronter de nos
jours sur le plan discographique. Qu’en est-il du présent CD ? La notice précise
avec opportunité qu’à l’époque de Brahms, les salles de concert étaient plus
petites et les instruments différents, l’effet général dégageant plus de
transparence. Le choix a donc été porté ici sur des instruments historiques,
avec un chœur imprégné du style du temps et un chef « attentif aux
sonorités du compositeur », selon le livret. Mais ce sont aussi les tempis
qui entrent en jeu : les indications préciseraient plus de vivacité que ce
que l’on entend de nos jours. Carl Reinthaler, le chef assistant qui prépara
les concerts de 1868, les a relevées. Il semble qu’en fait, les mouvements
lents étaient plus « allants » et les mouvements rapides plus
« modérés ». La notice avoue que le présent enregistrement s’inspire
de ces indications, mais ne se plie pas à toutes. A l’audition, une constante
s’impose : la salle de concert possède un son qui paraît étouffé, comme si
un voile était tendu, avec des tendances à gommer certaines aspérités de la
partition, et le déploiement des forces vocales n’est pas toujours en
adéquation avec ce qui nous paraît correspondre au message spirituel, qui, en
fait, ne nous transporte pas. La conception de Daniel Reuss et de la Cappella
Amsterdam nous laisse entre deux chaises, entre recherche d’introspection
bienvenue, et envie d’exaltation plus grandiose. Le même sentiment prévaut
quant aux interventions chorales. Restent les deux solistes, qui ne bénéficient
pas de la faveur d’une seule ligne de présentation dans le livret (le chef non
plus) : le baryton André Morsch, que l’on connaît dans Bach ou Haydn, chante
avec beaucoup de conviction et de vaillance ; il n’est pas bridé par la
conception du chef, même si le relief sonore qui lui est accordé paraît
insuffisant. Quant à la soprano Carolyn Sampson, pour laquelle nous avons déjà
avoué notre prédilection (ah, dans les cantates de Bach !), elle est
émouvante, touchante et lumineuse, avec ce léger vibrato si délicat qui
apparaît de temps à autre dans sa voix. Sept minutes de bonheur, c’est court
dans une version en fin de compte en demi-teinte, à considérer comme un moment
de concert à découvrir, mais certainement pas comme une référence
discographique.
Jean Lacroix