Gabriel Fauré : Nocturnes et Mélodies, dans les méandres de l’âme
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Se plonger dans l’univers
pianistique de Gabriel Fauré (1845-1924), c’est souvent entrer en communion
avec soi-même. Dans la grande lignée romantique de Field, de Chopin et de
Schumann, ce que n’ont pas manqué de lui reprocher ses détracteurs en le taxant
d’anachronisme, Fauré adopte cependant un langage singulier qui, au fil du
temps, a évolué de manière éminemment personnelle sans subir les influences de
son temps ou être guidé par elles. Sa personnalité musicale échappe aux
classifications, elle est un peu comme « hors du temps », ce qui la
rend non seulement attachante, mais fascinante. Un CD Alpha (414) des treize Nocturnes par Eric Le Sage vient à
propos pour démontrer que l’intimité, le dépouillement et le sens de
l’équilibre se marient avec des jaillissements de passion, le tout étant
toujours, de manière imperturbable, tourné vers l’intérieur de l’être.
L’écriture de ces œuvres superbes n’est pas le fait d’une inspiration limitée
dans le temps ; elle s’étale de 1883 à 1921, offrant ainsi de
l’inspiration fauréenne la synthèse globale d’une créativité. La notice du CD,
signée Nicolas Southon, rappelle que le Nocturne n° 1 est contemporain de la Symphonie espagnole de Lalo, bien ancré
dans le romantisme, mais qu’à travers le temps qui passe, « Fauré
s’épanouit et sculpte sa personnalité musicale » avec « une
esthétique de plain-pied dans la modernité du XXe siècle ». Un fil rouge
unit la série, celui de la méditation, de la rêverie, de l’introspection, de la
profondeur de la pensée.
Une belle aventure attend
l’auditeur avec la version nouvelle d’Eric Le Sage, dont on connaît la capacité
de retenue, d’évocation et d’adaptation aux différentes atmosphères, en nous
prenant par la main vers les méandres de l’âme, sombre et passionnée dans le
premier Nocturne, mélodieuse et sereine dans les n° 2 et 3, limpide, puis
sensuelle dans les n° 4 et 5. En abordant le sixième Nocturne, l’un des plus
inspirés, et aussi le plus développé avec celui qui le suit, on ressent la
générosité de l’inspiration, le côté pathétique et la forte expressivité. Avec
le septième, il montre de la puissance, même de la violence, comme on peut en
trouver dans certaines Barcarolles.
Les Nocturnes 8 à 12 sont plus brefs,
ils révèlent un raffinement de plus en plus marqué, avec une émotion qui se
déploie souvent dans un contexte de noblesse, aux rythmes dosés, mais aussi,
comme dans le onzième, avec une infinie tristesse (c’est un morceau funèbre
écrit à la mémoire de la femme du critique musical Pierre Lalo). Le dernier
Nocturne, le treizième, écrit en 1921, alors que Fauré est presque octogénaire,
s’inscrit comme un couronnement dans ce panorama musical d’une vie créative.
Avec une pureté qui est celle de l’accomplissement de la sérénité du grand âge,
mais aussi comme un adieu à la vie, intense, nostalgique, avec des élans de
passion, souvenirs exaltés d’un passé révolu. Le silence n’est pas loin, mais
il est encore plein de murmures et de chuchotements. Eric Le Sage arrive à
unifier ce recueil en insistant sur la poésie qui s’épanouit entre l’éloquence,
la grandeur et la magie. Il sert ces pièces d’une intense beauté avec une
modestie infinie, leur accordant le statut qui est le leur, entre fluidité et
raffinement. Une belle, une très belle expérience sonore à vivre, qui a été
enregistrée dans le cadre de la « Blauwe Zaal » du Centre d’art De
Singel d’Anvers du 29 au 31 janvier 2018, dans une acoustique chaude et proche
qui rend justice au jeu de Le Sage.
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Le baryton Stéphane Degout, un habitué du Théâtre de la
Monnaie, nous offre de son côté quelques facettes d’un autre univers de Gabriel
Fauré, celui des mélodies, dans un CD intitulé « Poèmes d’un jour »
(B Records LBM 017), qui propose, au-delà du Français, des œuvres de Brahms et
Schumann. Si la partie réservée à Fauré n’occupe qu’un peu plus de dix minutes
de l’ensemble, elle nous révèle l’épisode douloureux de la rupture du
compositeur avec la jeune femme pour laquelle il éprouvait une passion
dévastatrice, Marianne, la fille de Louis et Pauline Viardot. Le mariage avait
été décidé pour 1877, Fauré avait 32 ans, Marianne 23. Mais effrayée par cet
amour dévorant qui la dépassait, Marianne décida de rompre. Fauré en fut
effondré. Il traduisit, sans doute par « volonté de délivrance »
comme le suggère finement Jean-Michel Nectoux dans sa remarquable biographie de
Fauré (Paris, Fayard, 2008, p. 65), son malheur en musique. Sur trois textes de
Charles Grandmougin (non joints à la notice, ils auraient été les bienvenus, de
même que les précisions circonstancielles autour de ces mélodies), Fauré évoque
tour à tour la « Rencontre » de la femme rêvée, le
« Toujours » qui, a contrario, est celui de la passion perdue, et
l’« Adieu » plein d’amertume. On peut considérer ce minuscule recueil
de moins de six minutes comme une catharsis. Deux brèves mélodies s’y
ajoutent : « Automne » de 1878 et « Aurore » de 1884,
toutes deux sur des textes peu inspirés d’Armand Sylvestre, entre désolation
crépusculaire pour l’un, et galanterie pour l’autre. Stéphane Degout est
parfait dans ce répertoire, dont il saisit toute l’implication et la fragilité.
Au piano, Simon Lepper joue dans le même registre. Le reste du CD montre
l’affinité spirituelle qui existe entre Brahms, Schumann et Fauré. Pour
Schumann, le choix s’est porté sur une suite de lieder de 1840, les Zwölf gedichte opus 35 sur des textes de
Justinus Kerner, entrepris deux mois après le mariage avec Clara Wieck. Ce
n’était pas la première fois que Schumann puisait son inspiration chez ce
poète, avec lequel il se sentait en complicité, un poète qui était aussi
médecin ; admirateur de Mesmer, il fut le premier à décrire les phénomènes
du botulisme. C’est un ensemble de déréliction, dans lequel les effusions de
l’âme du compositeur tendent à rejoindre celles du monde. Stéphane Degout dit
dans la notice : «[…] on peut dire dans une certaine mesure que c’est
comme un « mini » Winterreise :
il partage avec le grand cycle de Schubert un côté intemporel et universel. »
Stéphane Degout ajoute que « le public doit s’imaginer son propre
voyage ». Quant aux lieder de Brahms qui sont à l’affiche, ils sont tirés
de différents recueils et s’inspirent entre autres de poèmes de Brentano (O kühler Wald op. 72 de 1877), de Lemcke
(Willst du dass ich geh ? op. 71
de 1875), de Candidus (Alte Liebe op.
72, 1877 et Lerchengesang op. 70/2)
pour ne citer qu’eux. Ils font appel à la mélancolie, à l’émotion ou à la
ferveur ; leur choix s’inscrit dans la ligne d’un récital de l’éphémère,
celui que privilégient les deux interprètes.
Ce CD a été enregistré en public le 18 décembre 2017 à
Paris, au Théâtre de l’Athénée, un bel écrin pour un programme à la fois
littéraire et musical qui plaira aux amateurs de mélodies. On aurait aimé assister
à ce concert, car la cohésion et l’engagement de Stéphane Degout et de Simon
Lepper sont un modèle de complicité.
Jean Lacroix