jeudi 28 mars 2019

Fauré: dans les méandres de l'âme

Gabriel Fauré : Nocturnes et Mélodies, dans les méandres de l’âme



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Se plonger dans l’univers pianistique de Gabriel Fauré (1845-1924), c’est souvent entrer en communion avec soi-même. Dans la grande lignée romantique de Field, de Chopin et de Schumann, ce que n’ont pas manqué de lui reprocher ses détracteurs en le taxant d’anachronisme, Fauré adopte cependant un langage singulier qui, au fil du temps, a évolué de manière éminemment personnelle sans subir les influences de son temps ou être guidé par elles. Sa personnalité musicale échappe aux classifications, elle est un peu comme « hors du temps », ce qui la rend non seulement attachante, mais fascinante. Un CD Alpha (414) des treize Nocturnes par Eric Le Sage vient à propos pour démontrer que l’intimité, le dépouillement et le sens de l’équilibre se marient avec des jaillissements de passion, le tout étant toujours, de manière imperturbable, tourné vers l’intérieur de l’être. L’écriture de ces œuvres superbes n’est pas le fait d’une inspiration limitée dans le temps ; elle s’étale de 1883 à 1921, offrant ainsi de l’inspiration fauréenne la synthèse globale d’une créativité. La notice du CD, signée Nicolas Southon, rappelle que le Nocturne n° 1 est contemporain de la Symphonie espagnole de Lalo, bien ancré dans le romantisme, mais qu’à travers le temps qui passe, « Fauré s’épanouit et sculpte sa personnalité musicale » avec « une esthétique de plain-pied dans la modernité du XXe siècle ». Un fil rouge unit la série, celui de la méditation, de la rêverie, de l’introspection, de la profondeur de la pensée.
Une belle aventure attend l’auditeur avec la version nouvelle d’Eric Le Sage, dont on connaît la capacité de retenue, d’évocation et d’adaptation aux différentes atmosphères, en nous prenant par la main vers les méandres de l’âme, sombre et passionnée dans le premier Nocturne, mélodieuse et sereine dans les n° 2 et 3, limpide, puis sensuelle dans les n° 4 et 5. En abordant le sixième Nocturne, l’un des plus inspirés, et aussi le plus développé avec celui qui le suit, on ressent la générosité de l’inspiration, le côté pathétique et la forte expressivité. Avec le septième, il montre de la puissance, même de la violence, comme on peut en trouver dans certaines Barcarolles. Les Nocturnes 8 à 12 sont plus brefs, ils révèlent un raffinement de plus en plus marqué, avec une émotion qui se déploie souvent dans un contexte de noblesse, aux rythmes dosés, mais aussi, comme dans le onzième, avec une infinie tristesse (c’est un morceau funèbre écrit à la mémoire de la femme du critique musical Pierre Lalo). Le dernier Nocturne, le treizième, écrit en 1921, alors que Fauré est presque octogénaire, s’inscrit comme un couronnement dans ce panorama musical d’une vie créative. Avec une pureté qui est celle de l’accomplissement de la sérénité du grand âge, mais aussi comme un adieu à la vie, intense, nostalgique, avec des élans de passion, souvenirs exaltés d’un passé révolu. Le silence n’est pas loin, mais il est encore plein de murmures et de chuchotements. Eric Le Sage arrive à unifier ce recueil en insistant sur la poésie qui s’épanouit entre l’éloquence, la grandeur et la magie. Il sert ces pièces d’une intense beauté avec une modestie infinie, leur accordant le statut qui est le leur, entre fluidité et raffinement. Une belle, une très belle expérience sonore à vivre, qui a été enregistrée dans le cadre de la « Blauwe Zaal » du Centre d’art De Singel d’Anvers du 29 au 31 janvier 2018, dans une acoustique chaude et proche qui rend justice au jeu de Le Sage.
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Le baryton Stéphane Degout, un habitué du Théâtre de la Monnaie, nous offre de son côté quelques facettes d’un autre univers de Gabriel Fauré, celui des mélodies, dans un CD intitulé « Poèmes d’un jour » (B Records LBM 017), qui propose, au-delà du Français, des œuvres de Brahms et Schumann. Si la partie réservée à Fauré n’occupe qu’un peu plus de dix minutes de l’ensemble, elle nous révèle l’épisode douloureux de la rupture du compositeur avec la jeune femme pour laquelle il éprouvait une passion dévastatrice, Marianne, la fille de Louis et Pauline Viardot. Le mariage avait été décidé pour 1877, Fauré avait 32 ans, Marianne 23. Mais effrayée par cet amour dévorant qui la dépassait, Marianne décida de rompre. Fauré en fut effondré. Il traduisit, sans doute par « volonté de délivrance » comme le suggère finement Jean-Michel Nectoux dans sa remarquable biographie de Fauré (Paris, Fayard, 2008, p. 65), son malheur en musique. Sur trois textes de Charles Grandmougin (non joints à la notice, ils auraient été les bienvenus, de même que les précisions circonstancielles autour de ces mélodies), Fauré évoque tour à tour la « Rencontre » de la femme rêvée, le « Toujours » qui, a contrario, est celui de la passion perdue, et l’« Adieu » plein d’amertume. On peut considérer ce minuscule recueil de moins de six minutes comme une catharsis. Deux brèves mélodies s’y ajoutent : « Automne » de 1878 et « Aurore » de 1884, toutes deux sur des textes peu inspirés d’Armand Sylvestre, entre désolation crépusculaire pour l’un, et galanterie pour l’autre. Stéphane Degout est parfait dans ce répertoire, dont il saisit toute l’implication et la fragilité. Au piano, Simon Lepper joue dans le même registre. Le reste du CD montre l’affinité spirituelle qui existe entre Brahms, Schumann et Fauré. Pour Schumann, le choix s’est porté sur une suite de lieder de 1840, les Zwölf gedichte opus 35 sur des textes de Justinus Kerner, entrepris deux mois après le mariage avec Clara Wieck. Ce n’était pas la première fois que Schumann puisait son inspiration chez ce poète, avec lequel il se sentait en complicité, un poète qui était aussi médecin ; admirateur de Mesmer, il fut le premier à décrire les phénomènes du botulisme. C’est un ensemble de déréliction, dans lequel les effusions de l’âme du compositeur tendent à rejoindre celles du monde. Stéphane Degout dit dans la notice : «[…] on peut dire dans une certaine mesure que c’est comme un « mini » Winterreise : il partage avec le grand cycle de Schubert un côté intemporel et universel. » Stéphane Degout ajoute que « le public doit s’imaginer son propre voyage ». Quant aux lieder de Brahms qui sont à l’affiche, ils sont tirés de différents recueils et s’inspirent entre autres de poèmes de Brentano (O kühler Wald op. 72 de 1877), de Lemcke (Willst du dass ich geh ? op. 71 de 1875), de Candidus (Alte Liebe op. 72, 1877 et Lerchengesang op. 70/2) pour ne citer qu’eux. Ils font appel à la mélancolie, à l’émotion ou à la ferveur ; leur choix s’inscrit dans la ligne d’un récital de l’éphémère, celui que privilégient les deux interprètes.
Ce CD a été enregistré en public le 18 décembre 2017 à Paris, au Théâtre de l’Athénée, un bel écrin pour un programme à la fois littéraire et musical qui plaira aux amateurs de mélodies. On aurait aimé assister à ce concert, car la cohésion et l’engagement de Stéphane Degout et de Simon Lepper sont un modèle de complicité.

Jean Lacroix