lundi 30 mars 2020

La chronique de Jean Lacroix: La musique fascinante d’Erkki-Sven Tüür

     


On a parfois tendance à résumer la musique estonienne de notre temps à la figure d’Arvo Pärt. Ce serait dommage de ne s’arrêter qu’à lui, car il existe d’autres créateurs importants, dont les noms sont moins connus chez nous, mais dont la qualité de l’œuvre est indiscutable. Parmi eux, Erkki-Sven Tüür s’inscrit au premier plan. Né en 1959 à Kärdla, sur l’île estonienne de Hiimuaa, il étudie la percussion et la flûte au Conservatoire de Tallinn avant de se lancer dans la composition. En 1979, il fonde un groupe de rock avec lequel il travaille pendant quatre ans, avant de se consacrer entièrement à la création. L’une de ses partitions les plus attachantes est un opéra de 2001, Wallenberg, qui évoque la figure héroïque de ce diplomate suédois qui sauva de nombreux Juifs hongrois pendant la seconde guerre mondiale avant de mourir dans un camp d’internement soviétique à une date imprécise.
Vers le CD


Attiré avant tout par la musique instrumentale, Tüür est l’auteur de neuf symphonies, de partitions diverses pour grand orchestre ou pour cordes, de plus d’une dizaine de concertos et de musique de chambre. La notice du livret fait état d’une réflexion de Tüür quant à sa démarche fondamentale, qu’il résume en une formule claire : « La musique doit tout avoir - puissance irrésistible, lumière éclatante, douceur infinie, et obscurité la plus profonde, fureur, douleur, remords. Tout ce qui nous rend humains, et la tendre touche de l’amour rédempteur. » Un nouveau CD Alpha (595) confirme cet acte de foi à travers trois pages récentes, dont l’audition relève de la subjugation. Il faut savoir que, depuis ses études, le compositeur est lié d’amitié avec le chef d’orchestre Paavo Järvi, qui a été notamment directeur musical de l’Orchestre de Paris. Järvi a fondé en 2011 l’Estonian Festival Orchestra, dont les qualités élevées ont été reconnues très vite par la critique internationale, et qui a effectué des tournées dans le monde entier. On a pu le découvrir à Bruxelles en 2018, lorsque la phalange est venue avec son chef fondateur donner en concert une commande du gouvernement estonien pour célébrer le centième anniversaire de la république d’Estonie, en l’occurrence la Symphonie n° 9 « Mythos » de Tüür, dont le compositeur explique lui-même la genèse dans la notice : « Les processus qui conduisent à l’essor d’une conscience nationale et à l’indépendance sont toujours enracinées dans un abondant fonds mythologique, et c’est à ces strates sous-jacentes que j’ai voulu faire allusion dans ma composition. D’où le titre. Bien entendu, j’ai pensé aux divers récits de la création, y compris les mythes de la création de l’oiseau aquatique des tribus finno-ougriennes. La symphonie part de rien, d’une sombre étendue d’eau avant la création, ou d’un chaos primitif antérieur même au Big Bang, si l’on veut. » Cette page de près de trente-cinq minutes est fascinante par les univers sonores qu’elle exploite, dans un mélange de complexité instrumentale qui fait appel à toutes les ressources d’un orchestre scintillant. C’est une plongée dans un monde à la fois mystérieux et irradiant de lumière, ponctué par des percussions impressionnantes qui rappellent la formation initiale de Tüür. L’auditeur traverse cette partition avec le sentiment d’avoir vécu la gestation progressive de sa propre construction vitale. Une des plus belles symphonies de notre temps, assurément.

Suit une courte pièce, Incantation of Tempest, qui date de 2015, équivalent d’une ouverture de concert, au cours de laquelle les forces orchestrales s’entrechoquent et s’entremêlent dans un contexte de fureur et de tension électrique. Elle révèle le goût de Tüür pour la puissance contrôlée. On découvre encore Sow the Wind… (« Semer le vent »), page orchestrale créée à la Philharmonie de Paris en 2015 par Paavo Järvi, qui fait allusion à un verset du chapitre VIII du Livre d’Osée « Ils sèment le vent, ils récolteront la tempête. » et aux bouleversements de notre planète en termes de changements climatiques, de migrations humaines ou de montées des extrémismes. C’est une partition plus lancinante, que Tüür qualifie de « poème symphonique à programme », au cours de laquelle il transporte l’auditeur d’un univers menaçant à séquences parfois répétitives vers des progressions dynamiques qui vont peu à peu amener la masse orchestrale, à travers différentes strates, à un développement apocalyptique avant de se dissiper dans un bref silence. Très impressionnant et très saisissant !

Les enregistrements de ces partitions envoûtantes ont été réalisés lors de trois concerts différents, entre juillet 2016 et juillet 2019. Paavo Jârvi et l’Estonian Festival Orchestra font ici une démonstration exemplaire de leurs qualités interprétatives. La remarquable prise de son rend justice à cet univers à la fois dramatique et sensible, dont la réflexion philosophique liée à la musique s’impose comme une évidence. C’est en tout cas une découverte qu’aucun amateur de matière orchestrale ne peut négliger.

Jean Lacroix