dimanche 9 juin 2019

Le Dichterliebe de Schumann par Julien Prégardien : la science du son





Pour accéder au lien vers le CD, cliquer ici.
Composés en mai 1840, ces lieder opus 48 sur des poèmes de Heinrich Heine ont été dédiés tout d’abord à Felix Mendelssohn, auteur lui aussi d’un cycle autour de textes de l’écrivain. Mais c’est à la cantatrice Wilhelmine Schröder-Devriendt que la publication de 1844 sera dédicacée. Schumann a retiré dans l’intervalle quatre pages de son recueil initial, qui ne comporte plus que seize lieder au lieu de vingt. Le compositeur a puisé dans le vaste opus du Lyrisches Intermezzo de 1822, dans lequel Heine évoque ses amours sans espoir avec une cousine. On y retrouve des symboles comme les fleurs, les larmes, le rêve, le Rhin ou la cathédrale de Cologne… Dans un message de Julien Prégardien reproduit dans le livret, le ténor précise que lorsqu’il prépare une œuvre musicale, il « est très fortement marqué par ce que l’on appelle l’ «interprétation historiquement informée » et qu’il procède en se référant à « l’étude du manuscrit autographe, des esquisses et des documents écrits concernant le processus créateur ». Il ajoute à ce processus des témoignages des premières exécutions, entre autres celui de Clara Schumann.  Le présent enregistrement (Alpha 457), qui a été précédé par quelques concerts publics de Julien Prégardien avec son partenaire Eric Le Sage (dont nous avons parlé récemment à l’occasion d’un CD Fauré), a été réalisé en septembre 2018 dans les studios de la radio de Stuttgart, alors qu’il était prévu deux ans auparavant. Entretemps, Prégardien a découvert la nouvelle édition critique établie par Bärenreiter « qui comporte en annexe des renvois au manuscrit autographe ». Le chanteur en a déduit ce qu’il qualifie de « sa propre édition de la partition », devenue un moment de sa recherche, qu’il ne considère pas comme définitive.
Ces précisions établies, il est utile d’ajouter que le cycle des Dichterliebe s’inscrit ici au cœur d’un programme varié où l’on retrouve aussi des extraits des Sechs Frühe Lieder WOO 21, des Myrthen op. 25, d’une ballade, de duos, mais aussi de pièces pour piano, ainsi que de courts hommages à l’épouse, Clara, à savoir les Romances op. 11 et un duo vocal. La démarche est séduisante, empreinte d’une expressivité qui dépeint les voyages réels ou intérieurs avec un tact et une éloquence qui allient la musicalité délicate à l’attention apportée au précieux texte de Heine. L’écoute de ce superbe CD laisse une impression de grande imagination à travers une économie de moyens qui nous touche par une pudeur mêlée d’émotion et de rêverie. Les épreuves que le combat judiciaire mené entre le père de Clara et le compositeur a représentées sont en filigrane d’une inspiration dans laquelle le bonheur et la souffrance simultanés se traduisent par le biais de la musique. C’est touchant, tragique et noble à la fois.
Julian Prégardien, qui nous avait enthousiasmé dans une adaptation du Winterreise de Schubert par Zender, nous comble encore cette fois. La clarté du timbre, l’engagement émotionnel, l’art de l’approche psychologique, la présence investie, l’élan lyrique sont en parfaite adéquation avec le projet. Certains mélomanes se souviendront sans doute que son père, Christophe Prégardien, avait tenté l’expérience au début des années 1990. Il était accompagné à l’époque par le pianoforte d’Andras Staier. Eric Le Sage joue lui aussi sur un pianoforte, un Blüthner de 1856. Ce poète de l’instrument met ses pas dans ceux du ténor comme une ombre accrochée à ses songes. La complicité est active, mais elle est de même volonté pudique. Le Sage se produit seul dans deux Romances de l’opus 28 et dans la deuxième Romance de Clara Schumann opus 11. C’est chantant et profond, digne de ce soliste et accompagnateur qui a tant à exprimer.
Cerise sur le gâteau, la présence de Sandrine Piau qui intervient, avec sa voix si interpellante, à quatre reprises en duo avec Prégardien, et pour commencer dans le sombre n° 4 In der Nacht du Spanisches Liederspiel op. 74. Ce chef-d’œuvre, un appel à la paix de l’âme, établit d’emblée un décor approprié aux tourments de Robert Schumann. En écho, Julien Prégardien boucle ce récital poignant par un lied que Schumann a retiré de sa version originale des Dichterliebe pour l’insérer dans l’opus 142 n° 4. Mein wagen rollet langsam (« Ma voiture roule lentement »), comme le dit si bien le texte du livet, « fait entendre la voix qui s’éteint du chanteur-poète blessé et solitaire ».

Jean Lacroix