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Composés en mai 1840, ces lieder opus 48 sur des poèmes de
Heinrich Heine ont été dédiés tout d’abord à Felix Mendelssohn, auteur lui aussi
d’un cycle autour de textes de l’écrivain. Mais c’est à la cantatrice
Wilhelmine Schröder-Devriendt que la publication de 1844 sera dédicacée.
Schumann a retiré dans l’intervalle quatre pages de son recueil initial, qui ne
comporte plus que seize lieder au lieu de vingt. Le compositeur a puisé dans le
vaste opus du Lyrisches Intermezzo de
1822, dans lequel Heine évoque ses amours sans espoir avec une cousine. On y
retrouve des symboles comme les fleurs, les larmes, le rêve, le Rhin ou la
cathédrale de Cologne… Dans un message de Julien Prégardien reproduit dans le
livret, le ténor précise que lorsqu’il prépare une œuvre musicale, il « est très fortement marqué par ce que l’on
appelle l’ «interprétation historiquement informée » et qu’il
procède en se référant à « l’étude
du manuscrit autographe, des esquisses et des documents écrits concernant le
processus créateur ». Il ajoute à ce processus des témoignages des
premières exécutions, entre autres celui de Clara Schumann. Le présent enregistrement (Alpha 457), qui a
été précédé par quelques concerts publics de Julien Prégardien avec son
partenaire Eric Le Sage (dont nous avons parlé récemment à l’occasion d’un CD
Fauré), a été réalisé en septembre 2018 dans les studios de la radio de
Stuttgart, alors qu’il était prévu deux ans auparavant. Entretemps, Prégardien
a découvert la nouvelle édition critique établie par Bärenreiter « qui comporte en annexe des renvois au
manuscrit autographe ». Le chanteur en a déduit ce qu’il qualifie de
« sa propre édition de la partition »,
devenue un moment de sa recherche, qu’il ne considère pas comme définitive.
Ces précisions établies, il est utile d’ajouter que le
cycle des Dichterliebe s’inscrit ici
au cœur d’un programme varié où l’on retrouve aussi des extraits des Sechs Frühe Lieder WOO 21, des Myrthen op. 25, d’une ballade, de duos,
mais aussi de pièces pour piano, ainsi que de courts hommages à l’épouse,
Clara, à savoir les Romances op. 11
et un duo vocal. La démarche est séduisante, empreinte d’une expressivité qui
dépeint les voyages réels ou intérieurs avec un tact et une éloquence qui
allient la musicalité délicate à l’attention apportée au précieux texte de
Heine. L’écoute de ce superbe CD laisse une impression de grande imagination à
travers une économie de moyens qui nous touche par une pudeur mêlée d’émotion
et de rêverie. Les épreuves que le combat judiciaire mené entre le père de
Clara et le compositeur a représentées sont en filigrane d’une inspiration dans
laquelle le bonheur et la souffrance simultanés se traduisent par le biais de
la musique. C’est touchant, tragique et noble à la fois.
Julian Prégardien, qui nous avait enthousiasmé dans une
adaptation du Winterreise de Schubert
par Zender, nous comble encore cette fois. La clarté du timbre, l’engagement
émotionnel, l’art de l’approche psychologique, la présence investie, l’élan
lyrique sont en parfaite adéquation avec le projet. Certains mélomanes se
souviendront sans doute que son père, Christophe Prégardien, avait tenté
l’expérience au début des années 1990. Il était accompagné à l’époque par le
pianoforte d’Andras Staier. Eric Le Sage joue lui aussi sur un pianoforte, un
Blüthner de 1856. Ce poète de l’instrument met ses pas dans ceux du ténor comme
une ombre accrochée à ses songes. La complicité est active, mais elle est de
même volonté pudique. Le Sage se produit seul dans deux Romances de l’opus 28 et dans la deuxième Romance de Clara Schumann opus 11. C’est chantant et profond, digne
de ce soliste et accompagnateur qui a tant à exprimer.
Cerise sur le gâteau, la présence de Sandrine Piau qui
intervient, avec sa voix si interpellante, à quatre reprises en duo avec
Prégardien, et pour commencer dans le sombre n° 4 In der Nacht du Spanisches
Liederspiel op. 74. Ce chef-d’œuvre, un appel à la paix de l’âme, établit
d’emblée un décor approprié aux tourments de Robert Schumann. En écho, Julien
Prégardien boucle ce récital poignant par un lied que Schumann a retiré de sa
version originale des Dichterliebe
pour l’insérer dans l’opus 142 n° 4. Mein
wagen rollet langsam (« Ma voiture roule lentement »), comme le
dit si bien le texte du livet, « fait
entendre la voix qui s’éteint du chanteur-poète blessé et solitaire ».
Jean
Lacroix