Deux nouvelles publications
mettent en lumière deux immenses interprètes de Bach : Evgeni Koroliov au
piano et Masaaki Suzuki au clavecin.
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« Si je ne pouvais avoir
qu’une seule œuvre avec moi sur une île déserte, je choisirais le Bach de
Koroliov, car si j’étais seul, mourant de faim et de soif, c’est ce disque que
j’écouterais en boucle jusqu’à rendre mon dernier soupir. » (1) Cet
éloge de Györgi Ligeti date de 1991. Evgeni Koroliov avait alors 42 ans et
comptait déjà à son actif un Art de la
fugue de référence. Bientôt, ce furent les Variations Goldberg, Le
Clavier bien tempéré, les Inventions
et Sinfonias, les Suites françaises…,
gravures dont le dépouillement rappelait, pour beaucoup de commentateurs,
l’impression laissée par Edwin Fischer dans les années 1930. C’est dire avec
quelle impatience on découvre l’album de deux CD (Alpha 446) que Koroliov
consacre à dix concertos pour piano et orchestre de Bach, avec la complicité de
son épouse Ljupka Hadzi Georgieva et de son ancienne élève Anna Vinnitskaya,
qui, depuis sa victoire au Concours Reine Elisabeth de 2007, s’est signalée par
plusieurs disques de qualité. Il ne s’agit pas ici d’une intégrale. Si les
partitions à plusieurs claviers y figurent toutes, il manque trois concertos,
les BWV 1053, 1054 et 1057.
Le piano plutôt que le clavecin
pour lequel ces œuvres ont été écrites ? Le choix est expliqué par
Koroliov dans le livret lors d’un « Entretien à trois voix » :
« L’essentiel est de rester fidèle à
l’esprit de cette musique. En ce qui concerne les ornementations, les
modifications de tempo et l’articulation, il faut s’efforcer de les réaliser au
piano d’une manière naturelle. Mais il est possible qu’un tempo qui serait bon
au clavecin produise une impression excessive au piano, précisément parce qu’un
clavecin n’offre pas autant de possibilités de varier le phrasé et la dynamique
qu’un piano, ce qui oblige à aborder autrement la question du tempo. »
Ceci étant précisé, c’est à l’écoute qu’il faut laisser le ressenti global de
l’interprétation se décanter. Après plusieurs auditions attentives, nous sommes
conquis au plus haut degré par cet album dont les couleurs, les nuances, les
variétés de texture et l’expressivité sont particulièrement convaincants.
L’option globale, sans doute décidée par Koroliov, réside dans ce dépouillement
signalé plus haut, dans cette retenue, cette pudeur pourrait-on ajouter, qui ne
rencontreront peut-être pas l’adhésion de tous les amateurs de Bach. Ici, les effets
ne sont pas de mise, on sent que malgré les nombreuses répétitions qui ont été
nécessaires et qui sont signalées dans l’entretien, la spontanéité de chacun
est demeurée là où elle doit être, dans sa propre subjectivité face à des
partitions qui réclament une vraie complicité d’esprit.
En ce qui concerne les concertos
à un seul clavier, Koroliov s’est réservé les n° 1 et 7 BWV 1052 et 1058,
laissant à Anna Vinnitskaya les n° 4 et 5 BWV 1055 et 1056. Si nous retrouvons
chez Koroliov ses traits habituels, à savoir une précision, une légèreté et une
recherche d’intimité, on y ajoutera une respiration retenue qui donne aux
partitions leur poids de densité. Notre lauréate du Reine Elisabeth montre de
son côté une compréhension aussi expressive ; son jeu est certes plus
délié, plus souple, plus large, conséquence probable de la fréquentation
qu’elle a des grands concertos romantiques, mais il demeure attentif à un
équilibre sensible et à une fine délicatesse. Tout cela est d’une grande
beauté, que l’on retrouve dans les concertos à deux ou trois claviers. On sent
l’homogénéité dans la sonorité, l’écoute mutuelle au service de la polyphonie,
l’élan naturel fait de complicité et de joie de jouer. On n’oubliera pas dans
ces éloges Ljupka Hadzi Georgieva, qui se produit dans deux concertos à deux
claviers, le BWV 1060 avec son mari et le BWV 1062 avec Vinnitskaya, mais
aussi, bien sûr, dans les partitions à
trois claviers. C’est la Kammerakademie Potsdam, qui accompagne, un soutien
tout à fait dans la ligne des intentions des solistes, celle de laisser chanter
au premier plan les claviers. Le rôle de l’orchestre devient dans cette
conception un peu plus effacé qu’à l’ordinaire, ce que certains estimeront
peut-être édulcoré. Mais seul le résultat final compte, et il est à la mesure
du projet : une infinité d’émotions. C’est à Berlin que l’enregistrement a
été effectué, en avril 2018, dans la Jesu-Christus-Kirche. Chez Bach, tout est
du domaine du sacré, même le profane.
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Autre interprète de premier plan
pour un album de deux CD consacrés aux six Suites
anglaises BWV 806 à 811 pour clavecin : Masaaki Suzuki (Bis-2281). Né
en 1954 dans une famille chrétienne et musicienne, Suzuki a quitté son Japon
natal et l’Université de Tokyo pour étudier auprès de Ton Koopman. Il a fondé
en 1990 un chœur et un orchestre sur instruments anciens, le Bach Collegium
Japan, avec lequel il a enregistré une retentissante intégrale des cantates, la
Passion selon Saint Jean, la Messe en si, les Concertos brandebourgeois ou les Suites pour orchestre pour le même label suédois Bis qui a aussi
gravé sa conception des œuvres pour clavecin. Suzuki, qui est en plus
organiste, est reconnu pour son approche qui évite toute théâtralité, centrée
sur le respect le plus profond pour l’aspect religieux qui demeure toujours
pour lui la première exigence. Sa version des Suites anglaises (titre qui n’a pas été donné par le
compositeur, mais est apparu seulement au début du XIXe siècle lorsque la
première biographie, celle de Forkel, fut publiée) a été enregistrée en juillet
et août 2016 au Japon, dans la Kobe Shoin Women’s University Chapel. Près de
trois ans d’attente, c’est long pour apprécier une telle merveille de liberté
et d’efficace poésie. Mais cela en valait la peine. Ces partitions qualifiées d’« anglaises »
relèvent en réalité plus de la tradition française, on y a vu l’influence du
recueil des six suites du compositeur Charles Dieupart qui était installé à
Londres au début du XVIIIe siècle, un seul manuscrit de Bach faisant état d’une
mention « pour les anglois » ; mais on doute de son
authenticité. Le livret nous apporte de précieuses indications quant à ces
péripéties, le lecteur le consultera s’il veut aller plus loin dans
l’historicité.
Les six Suites anglaises, qui précèdent les Suites françaises BWV 812 à 817 dans le catalogue des œuvres de Bach, datent
probablement des années 1715 à 1720, lorsque Bach était à la cour de Köthen.
Elles sont construites selon un schéma commun :
Prélude/Allemande/Courante/Sarabande/Danse (menuet, gigue, gavotte). Les
amateurs de Bach ont en mémoire des souvenirs d’écoute de très haut niveau, de
Gustav Leonhardt à Kenneth Gilbert, sans oublier Glenn Gould, hors normes. Avec
Suzuki, on retrouve les caractères inhérents au schéma décrit, les alternances
d’atmosphère sont liées au rythme, au charme, à la gaieté, à la virtuosité ou à
la simplicité. Le soliste, respectueux du texte, nous fait partager un univers
dans lequel il prend la partition avec naturel, profondeur et lyrisme. C’est
attachant de bout en bout, car Suzuki a le souci du modelé, de la plénitude du
chant et des élans d’un discours souvent aérien tout en étant pudique et avant
tout inventif. La photographie de la quatrième de couverture montre un Suzuki
souriant dont le visage respire la sérénité ; l’image est bienvenue. On
soulignera comme il convient l’initiative habituelle du label Bis, suédois
rappelons-le, qui propose un livret en trois langues, dont le français. Un
exemple à suivre pour bien d’autres éditeurs, qui négligent trop le mélomane
francophone.
Jean Lacroix
1. Cité par Marguerite Mousset
dans Tout Bach, Paris, Laffont,
Bouquins, 2009, p. 488.