lundi 24 juin 2019

A la Monnaie, un féerique Conte du tsar Saltane de Rimsky-Korsakov

Vers le site de La Monnaie

Une longue attente trouve souvent sa récompense. Depuis 1926, l’opéra Le Conte du Tsar Saltane n’avait plus été programmé à la Monnaie. Pour clôturer la saison qui s’achève, notre brillante maison bruxelloise a décidé d’offrir au public, comme elle l’avait fait avec Le Coq d’or en 2016, une des partitions les plus magiques de ce maître de l’orchestration, qui a composé une quinzaine d’opéras, le corpus le plus important de la musique russe.
A l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Pouchkine, né en 1799, le librettiste Vladimir Bielski propose à Rimsky-Korsakov un livret qui séduit le compositeur. Ce dernier n’en est pas à son coup d’essai. D’autres œuvres lyriques importantes sont déjà sorties de sa plume : La Nuit de Noël, Sadko, Mlada, La Fiancée du tsar… Il se consacre à l’écriture pendant tout l’été 1899. La création a lieu à Moscou le 3 novembre 1900 ; elle bénéficie des décors et des costumes du peintre Mikhaïl Vroubel, mari de la cantatrice qui tient le rôle principal. On notera avec amusement qu’en mars de cette année-là, Rimsky-Korsakov avait été invité à diriger un concert de musique russe… au Théâtre de la Monnaie !, où il fut accueilli chaleureusement, comme il le raconte dans sa Chronique de ma vie musicale.

Le Conte du tsar Saltane connaîtra plusieurs productions, notamment à Saint-Pétersbourg, mais il ne s’imposera vraiment qu’après le décès du compositeur. En fait, Rimsky-Korsakov aborde un sujet qui s’éloigne de son inspiration historique précédente, mais aussi des créations réalistes qui apparaissent de plus en plus sur les scènes russes. Un court résumé de l’action est proposé par Rostislav-Michel Hofmann dans la biographie qu’il consacre à Rimsky-Korsakov en 1958 (Paris, Flammarion, p. 189) : « Le tsar Saltan a épousé Militrissa, qui lui a promis de donner le jour à un héros. Gvidon naît en l’absence de son père, parti guerroyer. Envieuses, les deux soeurs de Militrissa envoient à Saltan un message où l’enfant est décrit comme un petit monstre. Le tsar ordonne que la mère et le fils soient enfermés dans un tonneau et jetés à la mer. Le tonneau s’échoue sur la grève d’une île enchantée, où Gvidon sauve la vie à la Princesse-Cygne. Celle-ci le comble de biens, devient sa femme, l’aide enfin à retrouver son père, à qui Militrissa pardonne d’avoir été cruel par ignorance. » (1). Le même biographe précise qu’en quelques mois, Rimsky-Korsakov va « composer le meilleur opéra-bouffe russe, dont les prolongements s’étendent très loin, jusqu’à Pétrouchka et jusqu’à L’Amour des trois oranges. » Pour son poème, Pouchkine avait puisé dans des récits de son enfance. Rimsky-Korsakov retrouve la sienne à travers lui, écrit une partition rayonnante, à l’orchestration éblouissante, avec de superbes pages musicales, dans une verve qui rebondit sans cesse et laisse l’auditeur grisé par les beautés sonores.

La mise en scène de la présente production bruxelloise a été confiée à Dmitri Tcherniakov, dont les qualités ne sont plus à souligner. Ce créateur qui n’est jamais à court d’idées a imaginé de construire cet opéra sous la forme d’un flash-back. Dès l’entame, on a droit à un monologue de la tsarine Militrisa qui raconte la mésaventure vécue avec son fils, qui a eu pour conséquence de rendre ce dernier autiste. Militrisa et Gvidon sont en décalage vestimentaire avec les autres protagonistes : ils sont en costumes de notre temps, jupe et blouse pour elle, pantalon et pull sans forme pour lui. Tous les autres sont en habits folkloriques. Ce qui nous fait songer à ces livres de contes russes colorés et bariolés à souhait, par exemple ceux qui rappellent les coffrets peints de la ville de Palekh, ou les poupées russes que tout le monde connaît. Dans ce domaine, saluons comme il le mérite le remarquable travail d’Elena Zaytseva. Mais au dernier acte, les costumes d’aujourd’hui seront l’apanage de tous. Sans doute pour marquer la limite entre la réalité et le conte tout intérieur que l’on découvre par la vision intime du Prince Gvidon et de son autisme.

Tcherniakov nous réserve une surprise finale qui donne à l’opéra une conclusion moins optimiste que celle que lui attribue Rimsky-Korsakov. Au moment des retrouvailles entre le père et le fils, qui devraient se conclure par des embrassades, le Prince est victime d’une énorme crise d’angoisse, au cours de laquelle il s’écroule sous les yeux désespérés de sa mère.  Chacun jugera de l’opportunité de cette option, car elle peut dérouter (échos de la séance de ce dimanche 23 juin), mais, en ce qui nous concerne, elle est d’une cohérence absolue et d’une force émotionnelle maximale. Les décors, imaginés eux aussi par Tcherniakov, sont réduits au minimum, mais ils sont renforcés par un graphisme original et d’extraordinaires séquences de vidéos, notamment lors de l’apparition, visuellement stupéfiante, de l’Oiseau-Cygne dans un sublime costume de lumière, ou, plus encore, au cours de l’acte III lorsque l’archi-célèbre Vol du Bourdon se déploie dans un contexte d’un humour irrésistible. On atteint ici des sommets d’imagination légère, grâce au mélange des personnages, avec déroulement de l’action derrière un voile et images dessinées, esquissées ou vivement colorées, qui nous plongent dans le conte de façon tout à fait irréelle, avec apparition stylisée d’animaux malicieux, de preux chevaliers sortant de la mer, de la cité de l’île enchantée… C’est magnifique, tout simplement, et l’on regarde cela avec l’impression d’avoir retrouvé son âme d’enfant, en se rendant compte qu’on ne l’a jamais oubliée.

Le metteur en scène n’a pas son pareil pour tenter de dérouter le spectateur par ses prises de position et ses libertés. Mais cette fois, on ne peut que s’incliner devant cette recréation du merveilleux dans ce qu’il a de plus magique. Dans un entretien accordé à Gaëlle Moury dans Le Soir du 11 juin dernier, Tcherniakov disait qu’il est « important de trouver une nouvelle vérité de l’œuvre. Parfois, pour y arriver, il faut casser idées reçues visuelle ou musicales. C’est comme éplucher une œuvre pour en retrouver l’essence. Et dans ce chemin vers l’essence, il faut comprendre pourquoi on a besoin de ça aujourd’hui, pourquoi ça résonne en nous aujourd’hui, avec quoi ». Tcherniakov renouvelle l’approche, ô combien, mais il en a préservé l’essence avec raffinement et respecte le compositeur. A aucun moment, on ne sort du conte et de l’imaginaire, dans lequel chacun peut se projeter avec ses rêves.

Quand la beauté visuelle accompagne le bonheur musical, on ne peut qu’être comblé. Alain Altinoglu emmène ce spectacle extraordinaire dans une véritable orgie de couleurs sonores et dans des climats dynamiques, pleins d’émotion et de force, comme il l’avait fait déjà pour Le Coq d’or. Les intermèdes symphoniques, à l’imagination féconde et à l’inventivité musicale inouïe, sont éblouissants et d’une inventivité mélodique permanente, menés avec ardeur et rutilance, mais aussi dans un geste puissant ou mesuré. L’orchestre et les chœurs de la Monnaie, en grande forme, répondent à la conception de leur chef avec précision et engagement. Du travail de grande classe ! Quant aux solistes, ils nous enchantent par leur adéquation totale aux personnages : l’émouvante et avenante soprano Svetlana Aksenova en Militrisa, la belle voix chaude de basse d’Ante Jerkunica en tsar Saltane, les sœurs et la marâtre jalouses, comme dans Cendrillon (Stine-Marie Fischer, Bernarda Bobro et Carole Wilson). Mais la palme revient à l’envoûtante Olga Kulchynska en Oiseau-Cygne, dont l’image de lumière demeure gravée dans l’œil, et surtout à Bogdan Volkov dans le rôle difficile du Prince Gvidon. Il fait preuve de qualités d’acteur exceptionnelles tant il s’identifie à cet autiste que Tcherniakov lui colle à la peau, d’un incroyable abattage physique (le corps du chanteur est très sollicité) et d’une présence permanente sans failles, ce qui ne l’empêche pas d’assurer sa partie vocale de ténor avec une assurance qui laisse pantois. Une performance hors normes qui laissera un souvenir très fort…

Nous l’avons dit, les beautés musicales de cette partition sont infinies. L’orchestration est somptueuse, souvent raffinée, les pages symphoniques, chorales ou vocales sont enchanteresses. Rimsky-Korsakov était un pur sorcier. Ce spectacle connaîtra encore trois représentations d’ici le 29 juin. Le site de la Monnaie annonce « complet » pour ces séances. Mais qui sait ? avec un peu de chance… Sinon, il ne restera plus qu’à espérer que la Monnaie nous gratifiera d’un DVD immortalisant cette production, comme elle l’a fait pour Le Coq d’or de 2016. Ce serait un énorme cadeau ! 

   Jean Lacroix


(1) On constate dans les écrits qui concernent cet opéra des différences minimes dans les noms des personnages : Saltan chez beaucoup de biographes ou de commentateurs, Saltane pour la Monnaie dans le cadre de sa communication globale, même si, dans le petit fascicule joint au programme et qui détaille la distribution du spectacle, Saltan soit indiqué. Quant au nom de Militrisa, il s’écrit avec un seul « s » pour la Monnaie, avec deux « s » pour certains critiques, dont Hofmann que nous avons cité. Nous avons opté dans notre recension personnelle pour la graphie de la Monnaie, tout en laissant la sienne au biographe. Peu importe, ce ne sont là que détails dérisoires qui ne changent rien à l’essentiel : la féerie.