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Une longue attente trouve souvent
sa récompense. Depuis 1926, l’opéra Le
Conte du Tsar Saltane n’avait plus été programmé à la Monnaie. Pour
clôturer la saison qui s’achève, notre brillante maison bruxelloise a décidé
d’offrir au public, comme elle l’avait fait avec Le Coq d’or en 2016, une des partitions les plus magiques de ce
maître de l’orchestration, qui a composé une quinzaine d’opéras, le corpus le
plus important de la musique russe.
A l’occasion du centième
anniversaire de la naissance de Pouchkine, né en 1799, le librettiste Vladimir
Bielski propose à Rimsky-Korsakov un livret qui séduit le compositeur. Ce
dernier n’en est pas à son coup d’essai. D’autres œuvres lyriques importantes
sont déjà sorties de sa plume : La
Nuit de Noël, Sadko, Mlada, La Fiancée du tsar… Il se consacre à l’écriture pendant tout l’été
1899. La création a lieu à Moscou le 3 novembre 1900 ; elle bénéficie des
décors et des costumes du peintre Mikhaïl Vroubel, mari de la cantatrice qui
tient le rôle principal. On notera avec amusement qu’en mars de cette année-là,
Rimsky-Korsakov avait été invité à diriger un concert de musique russe… au
Théâtre de la Monnaie !, où il fut accueilli chaleureusement, comme il le raconte
dans sa Chronique de ma vie musicale.
Le Conte du tsar Saltane connaîtra plusieurs productions, notamment
à Saint-Pétersbourg, mais il ne s’imposera vraiment qu’après le décès du
compositeur. En fait, Rimsky-Korsakov aborde un sujet qui s’éloigne de son
inspiration historique précédente, mais aussi des créations réalistes qui
apparaissent de plus en plus sur les scènes russes. Un court résumé de l’action
est proposé par Rostislav-Michel Hofmann dans la biographie qu’il consacre à
Rimsky-Korsakov en 1958 (Paris, Flammarion, p. 189) : « Le tsar Saltan a épousé Militrissa, qui lui
a promis de donner le jour à un héros. Gvidon naît en l’absence de son père,
parti guerroyer. Envieuses, les deux soeurs de Militrissa envoient à Saltan un
message où l’enfant est décrit comme un petit monstre. Le tsar ordonne que la
mère et le fils soient enfermés dans un tonneau et jetés à la mer. Le tonneau
s’échoue sur la grève d’une île enchantée, où Gvidon sauve la vie à la
Princesse-Cygne. Celle-ci le comble de biens, devient sa femme, l’aide enfin à
retrouver son père, à qui Militrissa pardonne d’avoir été cruel par ignorance. »
(1). Le même biographe précise qu’en quelques mois, Rimsky-Korsakov va « composer le meilleur opéra-bouffe
russe, dont les prolongements s’étendent très loin, jusqu’à Pétrouchka et jusqu’à L’Amour des trois
oranges. » Pour son poème, Pouchkine avait puisé dans des récits de son
enfance. Rimsky-Korsakov retrouve la sienne à travers lui, écrit une partition
rayonnante, à l’orchestration éblouissante, avec de superbes pages musicales,
dans une verve qui rebondit sans cesse et laisse l’auditeur grisé par les
beautés sonores.
La mise en scène de la présente
production bruxelloise a été confiée à Dmitri Tcherniakov, dont les qualités ne
sont plus à souligner. Ce créateur qui n’est jamais à court d’idées a imaginé
de construire cet opéra sous la forme d’un flash-back. Dès l’entame, on a droit
à un monologue de la tsarine Militrisa qui raconte la mésaventure vécue avec
son fils, qui a eu pour conséquence de rendre ce dernier autiste. Militrisa et
Gvidon sont en décalage vestimentaire avec les autres protagonistes : ils
sont en costumes de notre temps, jupe et blouse pour elle, pantalon et pull
sans forme pour lui. Tous les autres sont en habits folkloriques. Ce qui nous
fait songer à ces livres de contes russes colorés et bariolés à souhait, par
exemple ceux qui rappellent les coffrets peints de la ville de Palekh, ou les
poupées russes que tout le monde connaît. Dans ce domaine, saluons comme il le
mérite le remarquable travail d’Elena Zaytseva. Mais au dernier acte, les
costumes d’aujourd’hui seront l’apanage de tous. Sans doute pour marquer la
limite entre la réalité et le conte tout intérieur que l’on découvre par la
vision intime du Prince Gvidon et de son autisme.
Tcherniakov nous réserve une
surprise finale qui donne à l’opéra une conclusion moins optimiste que celle
que lui attribue Rimsky-Korsakov. Au moment des retrouvailles entre le père et
le fils, qui devraient se conclure par des embrassades, le Prince est victime
d’une énorme crise d’angoisse, au cours de laquelle il s’écroule sous les yeux
désespérés de sa mère. Chacun jugera de
l’opportunité de cette option, car elle peut dérouter (échos de la séance de ce
dimanche 23 juin), mais, en ce qui nous concerne, elle est d’une cohérence
absolue et d’une force émotionnelle maximale. Les décors, imaginés eux aussi
par Tcherniakov, sont réduits au minimum, mais ils sont renforcés par un
graphisme original et d’extraordinaires séquences de vidéos, notamment lors de
l’apparition, visuellement stupéfiante, de l’Oiseau-Cygne dans un sublime
costume de lumière, ou, plus encore, au cours de l’acte III lorsque
l’archi-célèbre Vol du Bourdon se
déploie dans un contexte d’un humour irrésistible. On atteint ici des sommets
d’imagination légère, grâce au mélange des personnages, avec déroulement de
l’action derrière un voile et images dessinées, esquissées ou vivement
colorées, qui nous plongent dans le conte de façon tout à fait irréelle, avec
apparition stylisée d’animaux malicieux, de preux chevaliers sortant de la mer,
de la cité de l’île enchantée… C’est magnifique, tout simplement, et l’on
regarde cela avec l’impression d’avoir retrouvé son âme d’enfant, en se rendant
compte qu’on ne l’a jamais oubliée.
Le metteur en scène n’a pas son
pareil pour tenter de dérouter le spectateur par ses prises de position et ses
libertés. Mais cette fois, on ne peut que s’incliner devant cette recréation du
merveilleux dans ce qu’il a de plus magique. Dans un entretien accordé à Gaëlle
Moury dans Le Soir du 11 juin
dernier, Tcherniakov disait qu’il est « important de trouver une nouvelle vérité de l’œuvre. Parfois, pour y
arriver, il faut casser idées reçues visuelle ou musicales. C’est comme
éplucher une œuvre pour en retrouver l’essence. Et dans ce chemin vers
l’essence, il faut comprendre pourquoi on a besoin de ça aujourd’hui, pourquoi
ça résonne en nous aujourd’hui, avec quoi ». Tcherniakov renouvelle
l’approche, ô combien, mais il en a préservé l’essence avec raffinement et
respecte le compositeur. A aucun moment, on ne sort du conte et de
l’imaginaire, dans lequel chacun peut se projeter avec ses rêves.
Quand la beauté visuelle
accompagne le bonheur musical, on ne peut qu’être comblé. Alain Altinoglu
emmène ce spectacle extraordinaire dans une véritable orgie de couleurs sonores
et dans des climats dynamiques, pleins d’émotion et de force, comme il l’avait
fait déjà pour Le Coq d’or. Les
intermèdes symphoniques, à l’imagination féconde et à l’inventivité musicale
inouïe, sont éblouissants et d’une inventivité mélodique permanente, menés avec
ardeur et rutilance, mais aussi dans un geste puissant ou mesuré. L’orchestre
et les chœurs de la Monnaie, en grande forme, répondent à la conception de leur
chef avec précision et engagement. Du travail de grande classe ! Quant aux
solistes, ils nous enchantent par leur adéquation totale aux personnages :
l’émouvante et avenante soprano Svetlana Aksenova en Militrisa, la belle voix
chaude de basse d’Ante Jerkunica en tsar Saltane, les sœurs et la marâtre
jalouses, comme dans Cendrillon (Stine-Marie
Fischer, Bernarda Bobro et Carole Wilson). Mais la palme revient à l’envoûtante
Olga Kulchynska en Oiseau-Cygne, dont l’image de lumière demeure gravée dans
l’œil, et surtout à Bogdan Volkov dans le rôle difficile du Prince Gvidon. Il
fait preuve de qualités d’acteur exceptionnelles tant il s’identifie à cet
autiste que Tcherniakov lui colle à la peau, d’un incroyable abattage physique
(le corps du chanteur est très sollicité) et d’une présence permanente sans
failles, ce qui ne l’empêche pas d’assurer sa partie vocale de ténor avec une
assurance qui laisse pantois. Une performance hors normes qui laissera un
souvenir très fort…
Nous l’avons dit, les beautés
musicales de cette partition sont infinies. L’orchestration est somptueuse,
souvent raffinée, les pages symphoniques, chorales ou vocales sont
enchanteresses. Rimsky-Korsakov était un pur sorcier. Ce spectacle connaîtra
encore trois représentations d’ici le 29 juin. Le site de la Monnaie annonce
« complet » pour ces séances. Mais qui sait ? avec un peu de
chance… Sinon, il ne restera plus qu’à espérer que la Monnaie nous gratifiera
d’un DVD immortalisant cette production, comme elle l’a fait pour Le Coq d’or de 2016. Ce serait un énorme
cadeau !
Jean Lacroix
(1) On constate dans les écrits
qui concernent cet opéra des différences minimes dans les noms des
personnages : Saltan chez
beaucoup de biographes ou de commentateurs, Saltane
pour la Monnaie dans le cadre de sa communication globale, même si, dans le
petit fascicule joint au programme et qui détaille la distribution du
spectacle, Saltan soit indiqué. Quant
au nom de Militrisa, il s’écrit avec un seul « s » pour la Monnaie,
avec deux « s » pour certains critiques, dont Hofmann que nous avons
cité. Nous avons opté dans notre recension personnelle pour la graphie de la
Monnaie, tout en laissant la sienne au biographe. Peu importe, ce ne sont là
que détails dérisoires qui ne changent rien à l’essentiel : la féerie.