vendredi 13 octobre 2017

"L'Insoumise": Jeanne La Folle racontée par le romancier Yann Kerlau

"L'Insoumise" 

Yann Kerlau




« L’insoumise » tel est le titre que Yann Kerlau a donné au deuxième roman que lui inspire une figure appartenant à l’Histoire. En 2010, chez Plon, il publiait « L’échiquier de la reine » un roman écrit sous la forme d’un journal, celui de la Reine Christine de Suède. Le choix de ce point de vue intime, exprimé par une narratrice utilisant la première personne du singulier et obligeant le romancier à se placer de façon constante à l’endroit occupé par son personnage, nous a donné un portrait saisissant de celle qui inspira tant d’auteurs, historiens, dramaturges, cinéastes.  Adopter la position du diariste octroie à l’écrivain la  faculté d’imaginer et de formuler le cheminement des émotions, de la pensée, des convictions d’une personnalité dont le parcours « historique » reste, aujourd’hui encore, atypique, complexe et déroutant, à l’image de cette femme qui conserva son libre arbitre malgré un destin imposé par son statut, sa lignée et par l’ordre dynastique.

Avec « L’insoumise », Kerlau choisit à nouveau un personnage historique, celui de Jeanne, fille d’Isabelle Ière de Castille  et Ferdinand II d’Aragon, les « Rois Catholiques », Jeanne  qui épousa Philippe le Beau à dix-huit ans, et mère de celui qui allait devenir Charles-Quint. Une telle galerie de personnages intimiderait plus d’un romancier : il s’agit de faire œuvre littéraire, de raconter une histoire dans l’Histoire, de donner chair tant aux personnages réels qu’aux protagonistes inventés pour mener le récit qui couvre près d’un siècle. Le romancer réussit avec panache le pari qu’il s’est donné : en ouvrant le livre, vous devez savoir que vous ne le lâcherez qu’après avoir lu 400 pages plus loin, la dernière phrase de l’épilogue. Car Kerlau est un romancier, nourri d’histoire (il a écrit plusieurs essais historiques, dont une biographie de Cromwell), qui sait, au moment d’entrer en roman qu’il doit enlever l’échafaudage savant qu’il s’est constitué en préparant la documentation et en menant les recherches sur le destin d’une reine née en 1479 à Tolède et morte après 76 années d’une vie qui en compta 49 en détention.

L’écrivain remplit avec panache et style le contrat qui le lie au lecteur, ce contrat qui exige en premier lieu une écriture romanesque. De quoi est-elle faite ? En premier lieu de style, cet art singulier et hypnotique qui enveloppe le lecteur, le place dans cette disponibilité à entrer dans l’univers romanesque par l’émotion, la suspension consentie de l’incrédulité  (selon la formule de Coleridge), la reconstitution de l’espace et du temps qu’il produit par l’imaginaire que vient stimuler l’écrivain. Il s’agit aussi de rendre chaque personnage, qu’il soit réel ou fictif, tel qu’il apparaissait au moment où l’écrivain le fait entrer en scène : sans concessions sur ce qu’il est, sans indulgence pour ce qu’il a été, et sans connaître ce qu’il deviendra. Il s’agit enfin de tisser une trame narrative telle que le lecteur puisse en constituer l’ensemble au fur et à mesure du dévoilement de chaque détail du fil qui se tisse de chapitre en chapitre. La gageure est d’autant plus spectaculairement accomplie qu’il s’agit ici d’une fresque immense dans laquelle les passions humaines, les déchirements d’un siècle fondateur  (ne serait-ce que par la découverte de l’Amérique en 1492, charnière entre le Moyen-Age et les Temps modernes) , les ambitions élevées au niveau des enjeux entre Etats, nous sont narrées à travers le destin de celle qu’on appela « Jeanne La Folle ». Celle-ci devient pour le romancier le miroir éclaté d’une vie marquée par la passion amoureuse pour son mari Philippe Le Bel, la démence (accentuée par le décès de ce dernier survenu en 1506, mais surtout par la terrible solitude d’une détention essentiellement inspirée par la raison d’état).

Pour rendre compte du multiple territoire romanesque dans lequel l’écrivain nous entraîne, Yann Kerlau confie la narration successivement à Jeanne, Ferdinand d’Aragon, père de Jeanne, Charles, fils de Jeanne, futur Charles Quint, pour enfin se la ré-approprier dans l’épilogue, dont l’exergue (extrait des « Echos du Silence » de Sylvie Gemain) invoque « le lancinant silence de Dieu ».

Chacun de ces points de vue donne à l’écrivain le souffle idéal pour déployer une sensibilité à fleur de peau, celle-là qui permet à l’écriture d’explorer, et de restituer, les destins croisés de ces êtres qui par leur naissance ont été contraints de construire l’Histoire, en abandonnant ce qui aurait pu les en dévier, leur humanité. C’est celle-ci que le romancier nous donne à voir, à entendre, à ressentir et à vivre. 
Car le romancier ne se soumet pas, à l’instar de Jeanne, à ce que le personnage pourrait dissimuler de son être. Il crée, à notre intention, les instruments de perception qui nous permettent de traverser l’énigme du regard de Jeanne dont un portrait peint par un contemporain, Juan de Flandres, orne la couverture de « L’insoumise ». Le tableau date de 1500. Jeanne avait vingt ans.

Yann Kerlau a traversé superbement l’infini paysage de ce visage, de cette femme, de cette époque, dont les méandres parcourus par la plume du romancier, nous parlent aussi de lui, de nous, d’hier et de maintenant.

En cela la littérature est irremplaçable et ce roman-ci, indispensable.

Jean Jauniaux, Saint Idesbald, le 13 octobre 2017.


Yann Kerlau a été l’invité de la webradio espace-livres au cours de deux entretiens radiophoniques que vous pouvez retrouver en cliquant sur les liens ci-dessous :

Il sera l’invité des Grandes rencontres de PEN Belgique, (le centre belge francophone de PEN International) le 13 novembre 2017, à 18h30 au Palais des Académies à Bruxelles.(Rue Ducale, 1 à 1000 Bruxelles)

Sur le site d’Albin Michel :

« Ils s’étaient mariés à dix-huit ans, il était tellement séduisant – on le surnomma Philippe le Beau – et elle était éperdument amoureuse de lui. Ils montèrent ensemble sur le trône de Castille. Mais il mourut très jeune, et elle ne put le supporter : elle perdit le goût de vivre et la raison. C’est du moins ce que prétendirent ses ennemis qui l’écartèrent du pouvoir, et au premier rang son propre père, Ferdinand d’Aragon, et son fils aîné, l’ambitieux Charles, qui allait devenir empereur sous le nom de Charles Quint.

Dans ce roman au souffle puissant, Yann Kerlau, auteur de L’Échiquier de la Reine et des biographies de Cromwell et des Aga Khans, retrace le destin tragique de Jeanne, fille des Rois catholiques, née pour être reine et séquestrée pendant près de cinquante ans comme folle alors qu’elle ne l’était pas… »