"L'Insoumise"
Yann Kerlau
« L’insoumise » tel est le titre que Yann Kerlau a donné au deuxième roman que lui
inspire une figure appartenant à l’Histoire. En 2010, chez Plon, il publiait « L’échiquier de la reine » un
roman écrit sous la forme d’un journal, celui de la Reine Christine de Suède.
Le choix de ce point de vue intime, exprimé par une narratrice utilisant la
première personne du singulier et obligeant le romancier à se placer de façon
constante à l’endroit occupé par son personnage, nous a donné un portrait saisissant
de celle qui inspira tant d’auteurs, historiens, dramaturges, cinéastes. Adopter la position du diariste octroie à
l’écrivain la faculté d’imaginer et de
formuler le cheminement des émotions, de la pensée, des convictions d’une
personnalité dont le parcours « historique » reste, aujourd’hui encore,
atypique, complexe et déroutant, à l’image de cette femme qui conserva son
libre arbitre malgré un destin imposé par son statut, sa lignée et par l’ordre
dynastique.
Avec « L’insoumise », Kerlau choisit
à nouveau un personnage historique, celui de Jeanne, fille d’Isabelle Ière
de Castille et Ferdinand II d’Aragon,
les « Rois Catholiques », Jeanne qui épousa Philippe le Beau à dix-huit ans, et
mère de celui qui allait devenir Charles-Quint. Une telle galerie de
personnages intimiderait plus d’un romancier : il s’agit de faire œuvre
littéraire, de raconter une histoire dans l’Histoire, de donner chair tant aux
personnages réels qu’aux protagonistes inventés pour mener le récit qui couvre
près d’un siècle. Le romancer réussit avec panache le pari qu’il s’est
donné : en ouvrant le livre, vous devez savoir que vous ne le lâcherez
qu’après avoir lu 400 pages plus loin, la dernière phrase de l’épilogue. Car
Kerlau est un romancier, nourri d’histoire (il a écrit plusieurs essais
historiques, dont une biographie de Cromwell), qui sait, au moment d’entrer en
roman qu’il doit enlever l’échafaudage savant qu’il s’est constitué en
préparant la documentation et en menant les recherches sur le destin d’une
reine née en 1479 à Tolède et morte après 76 années d’une vie qui en compta 49
en détention.
L’écrivain remplit avec panache et style le
contrat qui le lie au lecteur, ce contrat qui exige en premier lieu une
écriture romanesque. De quoi est-elle faite ? En premier lieu de style,
cet art singulier et hypnotique qui enveloppe le lecteur, le place dans cette
disponibilité à entrer dans l’univers romanesque par l’émotion, la suspension consentie de l’incrédulité (selon la formule de Coleridge), la
reconstitution de l’espace et du temps qu’il produit par l’imaginaire que vient
stimuler l’écrivain. Il s’agit aussi de rendre chaque personnage, qu’il soit
réel ou fictif, tel qu’il apparaissait au moment où l’écrivain le fait entrer
en scène : sans concessions sur ce qu’il est, sans indulgence pour ce
qu’il a été, et sans connaître ce qu’il deviendra. Il s’agit enfin de tisser
une trame narrative telle que le lecteur puisse en constituer l’ensemble au fur
et à mesure du dévoilement de chaque détail du fil qui se tisse de chapitre en
chapitre. La gageure est d’autant plus spectaculairement accomplie qu’il s’agit
ici d’une fresque immense dans laquelle les passions humaines, les déchirements
d’un siècle fondateur (ne serait-ce que
par la découverte de l’Amérique en 1492, charnière entre le Moyen-Age et les Temps
modernes) , les ambitions élevées au niveau des enjeux entre Etats, nous sont
narrées à travers le destin de celle qu’on appela « Jeanne La Folle ». Celle-ci devient pour le romancier le
miroir éclaté d’une vie marquée par la passion amoureuse pour son mari Philippe
Le Bel, la démence (accentuée par le décès de ce dernier survenu en 1506, mais
surtout par la terrible solitude d’une détention essentiellement inspirée par
la raison d’état).
Pour rendre compte du multiple territoire
romanesque dans lequel l’écrivain nous entraîne, Yann Kerlau confie la
narration successivement à Jeanne, Ferdinand d’Aragon, père de Jeanne, Charles,
fils de Jeanne, futur Charles Quint, pour enfin se la ré-approprier dans l’épilogue,
dont l’exergue (extrait des « Echos
du Silence » de Sylvie Gemain) invoque « le lancinant silence de Dieu ».
Chacun de ces points de vue donne à l’écrivain
le souffle idéal pour déployer une sensibilité à fleur de peau, celle-là qui
permet à l’écriture d’explorer, et de restituer, les destins croisés de ces
êtres qui par leur naissance ont été contraints de construire l’Histoire, en
abandonnant ce qui aurait pu les en dévier, leur humanité. C’est celle-ci que
le romancier nous donne à voir, à entendre, à ressentir et à vivre.
Car le romancier ne se soumet pas, à l’instar
de Jeanne, à ce que le personnage pourrait dissimuler de son être. Il crée, à notre intention, les
instruments de perception qui nous permettent de traverser l’énigme du regard
de Jeanne dont un portrait peint par un contemporain, Juan de Flandres, orne la
couverture de « L’insoumise ».
Le tableau date de 1500. Jeanne avait vingt ans.
Yann Kerlau a traversé superbement l’infini
paysage de ce visage, de cette femme, de cette époque, dont les méandres
parcourus par la plume du romancier, nous parlent aussi de lui, de nous, d’hier
et de maintenant.
En cela la littérature est irremplaçable et ce
roman-ci, indispensable.
Jean Jauniaux, Saint Idesbald, le 13 octobre
2017.
Yann Kerlau a été l’invité de la webradio espace-livres au
cours de deux entretiens radiophoniques que vous pouvez retrouver en
cliquant sur les liens ci-dessous :
Il sera l’invité des Grandes rencontres de PEN Belgique, (le centre belge francophone de PEN International) le
13 novembre 2017, à 18h30 au Palais des Académies à Bruxelles.(Rue Ducale, 1 à 1000 Bruxelles)
Sur le site d’Albin Michel :
« Ils s’étaient
mariés à dix-huit ans, il était tellement séduisant – on le surnomma Philippe
le Beau – et elle était éperdument amoureuse de lui. Ils montèrent ensemble sur
le trône de Castille. Mais il mourut très jeune, et elle ne put le
supporter : elle perdit le goût de vivre et la raison. C’est du moins ce
que prétendirent ses ennemis qui l’écartèrent du pouvoir, et au premier rang
son propre père, Ferdinand d’Aragon, et son fils aîné, l’ambitieux Charles, qui
allait devenir empereur sous le nom de Charles Quint.
Dans ce roman au souffle puissant, Yann Kerlau,
auteur de L’Échiquier de la Reine et des biographies de Cromwell et
des Aga Khans, retrace le destin tragique de Jeanne, fille des Rois catholiques, née
pour être reine et séquestrée pendant près de cinquante ans comme folle alors
qu’elle ne l’était pas… »