vendredi 13 octobre 2017

"Tutti cadaveri": Eric Brogniet évoque la tragédie du Bois du Cazier



Tutti Cadaveri

Eric Brogniet

L'arbre à Paroles

Illustration de couverture: Daniel Pelletti


Il est des livres qui vous étreignent dès leur titre, ici deux mots « Tutti cadaveri », ces deux mots qu’au sortir du Saint-Charles Angelo Berto s’écria en remontant à la surface du Charbonnage du Bois du Cazier dont  on allait arrêter la recherche d’éventuels survivants, commencée le 8 août 1956, après qu'un un incendie se déclare au fond de la mine. Il  se propagera dans les ramifications souterraines de ce puits dont l’extrême point de profondeur se situe à plus d’un kilomètre de la surface.

Dans un texte bouleversant par  sa nudité objective, le poète Eric Brogniet scande en paragraphes courts les épisodes du drame, la chronologie de celui-ci jusqu’au « Tutti Cadaveri » qui mettra un terme à l’espoir de retrouver un survivant, les suites judiciaires (une seule peine prononcée à l’encontre d’ « un ingénieur condamné à six mois de prison & 2000 francs d’amende & la Société aonyme des Charbonnages du Bois du Cazier sera condamnée à payer certains frais & une somme de 3 millions aux héritiers des 2 victimes ne faisant pas partie de son personnel »), la visite du jeune roi Baudouin.

Le poète lance de fulgurantes passerelles avec d’autres événements dont la mise en perspective avec la catastrophe de Marcinelle situe celle-ci dans la violence apocalyptique du siècle. Ainsi le naufrage un mois avant la catastrophe du paquebot Andréa Doria, « orgueil de la flotte maritime commerciale d’un Italie ruinée par le fascisme & la guerre ». Ainsi l’économie de reconstruction qui impose l’émigration forcée d’ouvriers italiens débarqués en masse dans les régions minières et amalgamés aux autres mineurs venus de Flandre ceux-là et travaillant tous dans d’inadmissibles conditions d’insalubrité et d’insécurité. Mais aussi, quelques décennies plus tôt, l’accord conclu avec les Etats Unis d’Amérique pour l’exploitation de l’uranium du Congo qui « fut déterminante pour la fabrication de Fat Man & Little boy qui rayèrent deux villes japonaises les 6 et 9 août 1945 de la carte du monde » .

De paragraphe en paragraphe, chacun d’entre eux ouvert par une esperluette &, le poète nous entraîne dans le dévoilement psalmodié de ces événements tragiques qui survinrent « dans les profondeurs du Pays Noir » où «  se joue une liturgie sacrificielle où des centaine d’hommes sont en train de mourir sur l’autel du Profit »

On aimerait l’entendre dire ces phrases hachées par les esperluettes qui scandent le texte, et, en écho, une lecture de la traduction italienne (composée par Rio Di Maria et Cristiana Panella), et, en écho encore, le roulement des « châssis à molettes aussi appelés chevalements, chevalets ou plus poétiquement belles fleurs » 

Comme lui, « nous avons les yeux dans l’eau quand nous regardons leurs visages, eux que nous n’avons jamais connus & qui pourtant tous sont nos frères » et (&)  à travers ces larmes, l’esperluète se confond avec le chevalet qui surplombe le puits Saint-Charles et découpe dans le ciel de Marcinelle son squelette noir.

On serait tenté de dire « grazie » au poète, mais n’a-t-il pas simplement là rempli la fonction que son art lui institue : éveiller la mémoire, irriguer la conscience, libérer l’émotion.

Placez ce livre à portée de main, vous y reviendrez après une première lecture qui n'aura pas épuisé, loin s'en faut, le vertige de conscience qu'il provoque en nous et qu'incarne, à sa façon, l'illustration qui orne la couverture du livre, signée Daniel Pelletti. L'éditeur, à moins que ce ne soit l'auteur, n'aurait pu mieux 

Jean Jauniaux, Bruxelles, le 13 octobre 2017

Sur le site de l’Arbre à paroles 

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