Tutti Cadaveri
Eric Brogniet
L'arbre à Paroles
Illustration de couverture: Daniel Pelletti
Il est des livres qui vous étreignent dès leur
titre, ici deux mots « Tutti cadaveri », ces deux mots qu’au sortir
du Saint-Charles Angelo Berto s’écria en remontant à la surface du Charbonnage
du Bois du Cazier dont on allait arrêter
la recherche d’éventuels survivants, commencée le 8 août 1956, après qu'un un incendie se
déclare au fond de la mine. Il se propagera dans les ramifications souterraines
de ce puits dont l’extrême point de profondeur se situe à plus d’un kilomètre de
la surface.
Dans un texte bouleversant par sa nudité objective, le poète Eric Brogniet
scande en paragraphes courts les épisodes du drame, la chronologie de celui-ci
jusqu’au « Tutti Cadaveri » qui mettra un terme à l’espoir de
retrouver un survivant, les suites judiciaires (une seule peine prononcée à
l’encontre d’ « un ingénieur
condamné à six mois de prison & 2000 francs d’amende & la Société
aonyme des Charbonnages du Bois du Cazier sera condamnée à payer certains frais
& une somme de 3 millions aux héritiers des 2 victimes ne faisant pas
partie de son personnel »), la visite du jeune roi Baudouin.
Le poète lance de fulgurantes passerelles avec
d’autres événements dont la mise en perspective avec la catastrophe de
Marcinelle situe celle-ci dans la violence apocalyptique du siècle. Ainsi le
naufrage un mois avant la catastrophe du paquebot Andréa Doria, « orgueil de la flotte maritime commerciale
d’un Italie ruinée par le fascisme & la guerre ». Ainsi l’économie
de reconstruction qui impose l’émigration forcée d’ouvriers italiens débarqués
en masse dans les régions minières et amalgamés aux autres mineurs venus de
Flandre ceux-là et travaillant tous dans d’inadmissibles conditions
d’insalubrité et d’insécurité. Mais aussi, quelques décennies plus tôt, l’accord
conclu avec les Etats Unis d’Amérique pour l’exploitation de l’uranium du Congo
qui « fut déterminante pour la
fabrication de Fat Man & Little boy qui rayèrent deux villes japonaises les
6 et 9 août 1945 de la carte du monde » .
De paragraphe en paragraphe, chacun d’entre
eux ouvert par une esperluette &, le poète nous entraîne dans le
dévoilement psalmodié de ces événements tragiques qui survinrent « dans les profondeurs du Pays Noir »
où « se joue une liturgie
sacrificielle où des centaine d’hommes sont en train de mourir sur l’autel du
Profit »
On aimerait l’entendre dire ces phrases
hachées par les esperluettes qui scandent le texte, et, en écho, une lecture de la traduction italienne
(composée par Rio Di Maria et Cristiana Panella), et, en écho encore, le roulement
des « châssis à molettes aussi
appelés chevalements, chevalets ou plus poétiquement belles fleurs »
Comme lui, « nous avons les yeux dans l’eau quand nous regardons leurs
visages, eux que nous n’avons jamais connus & qui pourtant tous sont nos
frères » et (&) à travers ces larmes, l’esperluète se
confond avec le chevalet qui surplombe le puits Saint-Charles et découpe dans
le ciel de Marcinelle son squelette noir.
On serait tenté de dire « grazie »
au poète, mais n’a-t-il pas simplement là rempli la fonction que son art lui
institue : éveiller la mémoire, irriguer la conscience, libérer l’émotion.
Placez ce livre à portée de main, vous y reviendrez après une première lecture qui n'aura pas épuisé, loin s'en faut, le vertige de conscience qu'il provoque en nous et qu'incarne, à sa façon, l'illustration qui orne la couverture du livre, signée Daniel Pelletti. L'éditeur, à moins que ce ne soit l'auteur, n'aurait pu mieux
Jean Jauniaux, Bruxelles, le 13 octobre 2017
Sur le site de l’Arbre à paroles
A propos d'Eric Brogniet, sur le site de l'Académie Royale de langue et littérature françaises de Belgique:
Eric Brogniet sur la web radio espace-livres à propos de "La table de Sade" :