jeudi 7 mai 2020

Un article de Jean Lacroix : Chez Alpha, trésors baroques de Pergolèse, Porpora, Leo et Marin Marais


Le poignant Stabat mater de Pergolèse l’est sans doute encore plus quand on en connaît les circonstances : il s’agit de la dernière partition d’un jeune homme de vingt-six ans, qui va être emporté en 1736 par une tuberculose foudroyante. Couplé avec deux pages rares, un Salve regina de Porpora et un Beatus vir de Leonardo Leo dans un nouveau CD Alpha (449), il constitue un exemple parfait de cette école napolitaine du XVIIIe siècle qui a engendré tant de chefs-d’œuvre. Il y a une vingtaine d’années, Christophe Rousset avait enregistré pour Decca, avec Barbara Bonney et Andras Scholl, une version du Stabat mater d’une belle expressivité, qui est une référence majeure. Cette fois, Rousset dirige ses Talents Lyriques, dans un contexte de profondeur encore plus sensible, avec la soprano française Sandrine Piau, que l’on ne présente plus, tant sa présence coule de source, et le contreténor américain Christopher Lowrey, dont la beauté du timbre est reconnue. Tout est ici porté au sublime : l’imploration, le drame, la sobriété face à l’inéluctable, l’intensité de la prière, la variété des climats qui exposent autant la force de l’intimité que celle du partage de l’émotion. Les deux solistes sont au diapason de cette évocation sacrée, la mise en place est impeccable, les duos en état de grâce, le tempo mesuré à sa juste dimension ; cela vaut des moments de lisibilité vocale et instrumentale absolue, les partenaires étant tous à l’écoute attentive et équilibrée les uns des autres.

Vers le CD 
Même impression dans un Salve regina de Nicola Porpora qui peut être daté des années 1730, période où celui qui fut le professeur du futur Farinelli était maître de chapelle à Venise. Dans cette page destinée à une soprano, Sandrine Piau déploie tout son art du chant baroque, dans des alternances de contrepoint, d’airs à tendance opératique ou de style dansant ou intimiste, le tout bien significatif de ce maître dont on découvre de plus en plus de merveilles. Le programme est complété avec bonheur par le Beatus vir de Leonardo Leo, dévolu au contreténor. La notice explique qu’il n’existe qu’un seul manuscrit autographe de cette partition non datée inspirée par le psaume 111, d’une durée d’un peu plus de douze minutes. Leo, qui mourut en 1744, âgé de cinquante ans, exerça la plupart du temps à Naples et eut notamment Jommelli pour élève. Sa production est abondante : nombreux opéras, sérénades, cantates, drames sacrés, oratorios… Ce Beatus vir est destiné à une voix d’alto et salue les qualités de l’homme qui honore Dieu. Christopher Lowrey fait ici une démonstration d’intensité fluide, confirmant le grain souple d’une voix capable d’envolées comme de la plus dense musicalité. Rousset et les Talents Lyriques distillent les accents amples qui conviennent à Pergolèse, comme à Leo et à Porpora. Enregistré en juillet 2018 dans l’église Notre-Dame de l’Assomption d’Auvers-sur-Oise, immortalisée par Vincent Van Gogh, ce CD représentatif de l’art sacré de l’école de musique napolitaine, dont l’existence spécifique a fait l’objet de discussions historiques bien explicitées en fin de notice, est à thésauriser.

Le célèbre film Tous les matins du monde, tourné par Alain Corneau en 1991 (trente ans déjà !), a permis la découverte ou l’approfondissement d’un musicien à l’immense talent. Né et mort à Paris (1656-1728), Marin Marais a étudié la basse de viole avec Monsieur de Sainte Colombe et la composition avec Lully. Il fit partie de l’orchestre royal. Ce virtuose de la viole de gambe a servi son instrument de façon spectaculaire en créant de nouvelles techniques de jeu et en améliorant sa sonorité. Il a laissé une œuvre abondante, aussi bien dans le domaine de l’opéra, de la musique de chambre que de son instrument fétiche. Le label Alpha, dont on saluera la soif perpétuelle de défricher les territoires multiples de la musique baroque, propose un nouveau CD intitulé Le secret de Monsieur Marais (ALPHA453) qui alterne des pièces pour viole de gambe issues de plusieurs recueils et de la musique instrumentale, selon un schéma d’enregistrement fascinant qui ne permet à aucun moment à l’auditeur de relâcher son attention. Le meneur de jeu de l’aventure est Vittorio Ghielmi, lui-même gambiste. Dans l’intéressante notice jointe, ce virtuose met en cause la manière dont les interprètes de la génération des années 1970 ont abordé les partitions de l’époque baroque, la considérant comme inadéquate. On lira, avant découverte du contenu musical, les arguments qu’il apporte à sa thèses, basée sur des documents découverts et déchiffrés dans le cadre d’un travail de recherche au Mozarteum de Salzbourg, où Ghielmi est directeur de l’Institut de musique ancienne. Il y est question d’annotations imprimées et manuscrites qui permettent de saisir le « système » créé par Marin Marais et ses élèves autour d’ « un vocabulaire technique et musical d’une variété et d’une complexité sans précédent ». Ceci concerne notamment le travail de l’archet, la description des expressions et l’esthétique du geste : « Chaque note devient une syllabe avec ses consonnes et ses voyelles avec son épaisseur sonore qui en définit le caractère, l’affect. ».

Sur la vingtaine de pièces que comporte cet enregistrement, une dizaine, dont deux premières mondiales, sont réservées à la viole de gambe, que Ghielmi joue avec un grand souci du détail et de l’expressivité, accompagné par Luca Pianca à l’archiluth et au théorbe. La communion entre eux est totale, et sert ces pages sensibles ou animées avec un parfait goût esthétique. Les pièces instrumentales sont jouées par l’ensemble Il Suonar Parlante Orchestra, groupe d’une douzaine de partenaires, fondé en 2007 par Ghielmi avec la soprano argentine Graciela Gibelli. Ces instrumentistes s’attardent sur une série de pièces, qui suivent la même approche que les deux solistes, à savoir la recherche du rythme interne et spécifique de chaque page, révélant, selon l’expression même de Ghielmi , un « swing très différent », notamment dans une Polonaise, mais aussi dans une savoureuse et bondissante Petite Suite des matelots, une Gigue ou une délicieuse Simphonie du sommeil aussi brève qu’évanescente, ou une Tempeste débridée qui ouvre un programme magnifique, attirant une fois de plus l’attention sur ce créateur exceptionnel qu’était Marin Marais. La qualité sonore de l’enregistrement, réalisé en Autriche en mars et mai 2019, au Schloss Zell an der Pram, participe au bonheur éprouvé.

Jean Lacroix