Lorsque Jean de
Borman nous a invité à visiter son atelier d’artiste, j’étais intrigué,
curieux, attentif à découvrir de quelles palettes il puisait son inspiration,
dans quelle mémoire inconsciente un architecte (c’est son métier), débusque la
lumière, à quels regards il s’abandonne pour élancer ce geste libre et ample
dont semble composé la reproduction du tableau joint au courriel d’invitation.
Serrant contre son cou les bords d’une capuche ou d’un foulard rouge, les
mains croisées soutiennent un visage
dont le regard se dissimule dans l’ombre de l’arcade sourcilière, semble à la
fois nous regarder et se plonger dans une rêverie intérieure. L’arrière plan
tourmenté de ce que je croyais être une toile vue dans son intégralité (et non
un fragment comme je le découvrirai dans l’atelier) indique la violence et la
force de ses pensées. Les mains jointes comme dans un geste de prière
créent-elles une ultime protection contre l’apocalypse qui va engloutir
l’homme ?
D’autres interrogations peuvent surgir de cette composition, d’autres
lectures peuvent en être inspirées. C’est celle-ci pourtant d’une figure
sacrifiée, attendant son destin, submergée déjà malgré l’inutile protection
d’un foulard. Est-ce d’avoir trop vu d’images représentant ces migrants jetés
par la violence du monde sur les routes ? Est-ce de les savoir, comme les
SDF, transis de froid et de peur, dans l’automne mélancolique et l’hiver sans
fin ? Je ne vois que détresse dans cette composition, portée par le jeu
des formes dévalant du ceile et la profondeur du visage qui nous fait face.
De Jean de Borman,
je savais peu de choses, hormis ce que je pressentais de son regard hanté
encore par les abysses du deuil de Brigitte, sa femme qu’un cancer scélérat (y
en a-t-il d’autres ?) a emporté de l’autre côté de la toile :
sensibilité grave, aménité souriante, voix posée, attention à l’autre.
Mais aussi, dans
cette attention inquiète, le vœu que son travail nous touche, nous émeuve. Et
c’est de ceci que je voudrais parler, d’émotion. Est-il, pour le profane que je
suis dans tous les arts que je fréquente, la musique, la peinture, la gravure,
le dessin…, un autre critère qui vaille que l’abandon à ce que l’émotion nous
dicte, au-delà d’un quelconque savoir ou d’une prétendue expertise.
L’étymologie du mot « émouvoir » nous enseigne un mouvement qui nous
transporte, un voyage en nous-même, un éveil aussi par le scintillement de
fibres intérieures, dont on ne saurait dire si elles résident davantage dans le
cœur ou dans l’âme, dans le réceptacle des sentiments ou dans celui de la
spiritualité.
Jean de Borman
se tient au haut de l’escalier, sa silhouette mince s’encadre dans la lumière
de la porte ouverte derrière lui. Un mot de bienvenue. Je remarque la photo de
Brigitte disposée près d’un lecteur de CD et d’un fauteuil. Je devine en ce
coin de l’atelier un lieu de recueillement, de resourcement, dans le
bruissement ailé de l’envol d’un ange.
Jean de Borman a
préparé la visite avec soin. Il n’est pas de ceux qui exposeraient en vrac une
production abondante, il n’a pas encore assez de confiance pour disposer
l’œuvre aux cimaises et laisser au spectateur le libre cheminement parmi les
toiles, les fusains et les aquarelles. Je lui suis gré de cette initiation
qu’il a construite étape par étape, jusqu’au dévoilement de sa dernière
composition dont le visage évoqué ci-dessus n’était qu’un fragment.
J’évoquerai ici cette
œuvre, aboutissement à la fois de la visite et inspiration éclatante qui nous
dit ce que l’art peut nous enseigner du monde, de l’ailleurs, de ce que nous
sommes.
Le point de
départ de ce tableau est une photographie, en noir et blanc, parue dans un
quotidien sur ce papier banal dont nous oublions parfois combien il est
l’irremplaçable support de ce qui nous éclaire, nous informe depuis des
décennies. Du moins, dans les contrées où la presse existe, où l’analphabétisme
a été éradiqué, où les informations peuvent circuler…
L’artiste ne
regarde pas la photographie d’actualité comme nous le ferions. Il y cherche les
lignes de force, il débusque ce qui, dans le cadrage, dans la disposition des
personnages, dans l’envahissement du décor, ce qui parle au-delà de l’événement
ponctuel. Ainsi, ce garçonnet qui regarde au loin, juché sur une montagne de
sacs et de bagage, évoque autant l’innocence que l’énergie vitale ; à ses
côtés une fillette s’est endormie: est-ce la proximité de son frère qui la rend
si confiante au point de se livrer au sommeil, dans ces lieux que l’on sent
hostiles, dans ce déplacement forcé du groupe que nous regardons à présent.
Chacun a son identité dans ce groupe qui
aurait pu être une sculpture tant le peintre a réussi à lui insuffler ce
mouvement immobile des œuvres de pierre, cette lente poussée vers l’avant d’une
masse à la fois compacte et démultipliée.
Le peintre a dû
choisir les couleurs et la lumière que la photographie ne lui donnait pas. On
imagine ce peintre devant sa palette cherchant ce qui nous dira l’heure du
jour, le soleil couchant ou le zénith.
On l’imagine ensuite, redressé,
debout devant l’espace de la toile, lançant le geste qui construira l’ensemble.
Si nous nous attardons aux personnages à présent, nous pourrions pour chacun
d’eux inventer une histoire : tel est le chef de famille, tel autre est un
vagabond ramassé au bord de la route, une femme a peut-être insisté pour qu’on
arrête la caravane et que l’on prête assistance à cet homme qui une fois assis,
acquiert une attitude presque christique.
Voilà pour
chacun d’entre eux.
Reste l’ensemble
qui nous raconte, dans une image devenue métaphorique, l’errance des plus
fragiles, la marche forcée des survivants, l’avancée vers un monde meilleur.
Reste cette
force qu’insuffle le peintre à ces enfants, ces hommes, ces femmes que nous
croisons, aujourd’hui comme hier, aux frontières contre lesquelles ils
viendront et nous regarderont.
Inopinément,
Jean de Borman va chercher une toile et l’élève devant le tableau : un
regard, un visage de femme transcende alors le tableau, comme l’apparition
d’une Piéta en colère.
Jean Jauniaux,
Bruxelles, le 12 février 2018
Les œuvres de
Jean de Borman sont visibles à la demande dans son atelier à
Watermael-Boitsfort.