Rencontre avec Jean-Marie Le Clézio
En préparant cette rencontre avec Jean-Marie Le Clézio, j’ai
rassemblé les livres que j’avais conservé de lui dans mes différentes
bibliothèques. Le plus ancien était une édition de 1984, en Folio, de
"l’extase matérielle". J’avais perdu sans doute dans un déménagement la
première édition dans laquelle j’avais lu cet essai qui m’avait
littéralement submergé à l’époque, en 1973. Il y a des livres qui ne
vous quittent jamais : celui-là, avec "La Peste" et "Don Quichotte" m’a
toujours accompagné. Mon exemplaire Folio de 1984 est cassé, décollé,
annoté, surligné et souligné, fluotté...
Le relire aujourd’hui m’a amené à redécouvrir ce qui me frappait lorsque
j’avais 19 ans. Je ne renie aucune de ces phrases aujourd’hui. J’y
vois, de surcroît, comme annoncée déjà toute l’œuvre de Le Clézio qui va
suivre cet essai publié en 1967 (soit 4 ans après "Le Procès-verbal" ,
roman qui valut à son auteur le Prix Renaudot. Il avait 23 ans !)
Comme à chacune des interviews que je réalise ici, dans
l’"espace-livres", je prépare les questions que j’aimerais poser, les
thèmes que je voudrais entendre évoquer, la trame de la conversation
dont j’essaie d’imaginer le fil. Je sais que, une fois le micro allumé,
je ne serai plus en mesure de déchiffrer ces gribouillis que j’appelle
"notes" . Je ne veux être que dans l’écoute et dans l’attention.
J’ai écrit des mots-clés : énigme de l’écriture, enfance, clochards,
fiction versus récit, empathie, rituels d’écriture, mythes, fraternité,
violence et villes, solitude... Je ne savais dans quel ordre ils
allaient surgir : dans mes questions ? dans les réponses ? Je savais en
revanche qu’ils disposaient à travers l’œuvre de Le Clézio des balises
de lecture, des taches de lumière, des gestes de réconfort.
J’avais aussi transcrit quelques phrases, toutes ou presque extraites de "L’extase matérielle".
Celles-là, depuis 1967, n’avaient pas pris une ride et nous disent
encore, à chacun de nous, lecteurs : "vous n’êtes pas seuls dans le
désarroi du monde".
"L’écriture est la seule forme parfaite du temps"
"Écrire, si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça : à témoigner. Ça sert à témoigner , pas à expliquer"
"Ce qu’il faudrait faire, pour percer le mystère de l’écriture, c’est écrire jusqu’aux limites de ses forces"
"Je n’ai pour approcher ma vérité que les pauvres instruments de l’intuition et du langage"
"Rien d’autre, rien d’autre pour moi que le langage"
"Les pauvres m’émeuvent. Quand je vois un de ces groupes de miséreux,
enfoncés dans un recoin de porte, (...) la figure sale, les mains
gercées, avec cet air inquiet et avide, avec ces yeux charbonneux, j’ai
peur. (...) Je voudrais qu’ils n’existent pas, ou qu’ils se lèvent
soudain et se mettent à marcher joyeusement, comme si tout ça n’était
qu’une farce. Mais ils ne se relèvent jamais"
"Écrire, ça doit sûrement servir à quelque chose. mais à quoi ? Ces
petits signes tarabiscotés qui avancent tout seuls (...) qui dessinent
l’avancée de la pensée."
Et puis, d’année en année, j’ai lu Le Clézio. Je me rends compte
qu’il a toujours été un compagnon, invisible mais attentif. Un
ami-livre.
Celui qui écrit "Les vraies souffrances ne viennent pas des régions raisonnables ; et c’est pourquoi le langage n’a jamais su les exprimer."
est le même qui nous donne un livre chaque année parce qu’il n’a pas
renoncé à chercher dans le langage comment exprimer l’angoisse
tellurique qui nous étreint.
Avant notre nouvelle rencontre j’avais aussi relu le discours
prononcé lors de la cérémonie de remise de son Prix Nobel à Stockholm,
relu et visionné, écouté l’émotion du lauréat . J’ai bien sûr parcouru, pour m’en souvenir, quelques chapitres de tous ces livres
déchiquetés et annotés qui dressent à présent, au moment où j’écris ces
lignes et où je transfère l’enregistrement, un échafaudage fragile sur
ma table de travail.
Si ces lignes, personnelles pour une fois, et cet enregistrement vous
donnent envie d’entrer dans cette bibliothèque de plus de cinquante
romans, nouvelles, essais, récits, alors cet "espace-livres" n’aura pas
été ouvert ouvert en vain...
Edmond Morrel, Bruxelles le 27 mars 2015
Ecouter un extrait de la rencontre dont l'intégralité se trouve sur la webradio espace-livres: