Le Dilettante publie "Au Nord de Mogador" un nouveau recueil de William Cliff, dont on ne dira jamais assez qu'il est, parmi les vivants, un des plus grands poètes de langue française.
Il y a dans chacun des poèmes réunis "Au nord de Mogador", ce réalisme poignant qui porte le regard de Cliff vers l'essentiel des lieux et des circonstances qu'il traverse. Le vers régulier toujours, la rime parfois, sont autant de contraintes qui forcent l'émotion à rejoindre l'infiniment sensible, où qu'il se trouve. Que ce soit "Au Nord de Mogador" où "un homme s'avançait/dans son champ derrière un soc tiré par ses bêtes,/un âne et un chameau qu'il avait assemblés/pour labourer son champ ainsi depuis des siècles"; que ce soit à Manhattan, dans la cantine d'un YMCA où "il y avait une chaleur, une torpeur/dans tous ces gens ensommeillés qui mastiquaient/muettement leur nourriture/", et d'où le poète s'en allait une fois alimenté dans la ville, nous donnant une des clés de l'inspiration : "moi j'étais enchanté de m'en aller de-ci/de-là au gré de mon oisiveté qui me/portait n'importe où m'étonnant des choses rares,"/. Ailleurs dans l'espace, Cliff nous entraîne au gré des sillages urbains (Munich, Granada, Paris, Philadelphie...); autrefois, dans le temps, Cliff nous invite aux explorations de la mémoire adolescente , des amours ferventes et sans lendemain.
Partout le sentiment nous vient de connaître avec le poète ces terrifiants instants de solitude et d'abandon ("Le plancher des vaches" : (je) rentrais pleurer en écoutant un disque/àgenoux devant les haut-parleurs pour ne pas / déranger (...)/), ces vagues d'empathie et de pitié ("Le veuf"), ces déferlements d'angoisse ("Mélancolie").
On voudrait citer chacun de ces poèmes, dont le reflet apparaît dans la sombre lueur de ces vers choisis dans "Le chant des morts" :
En ces pays de solitude
où le brouillard s'étend sans fin,
nous ne voyons dans l'étendue
qu'un monotone et long destin"
Est-ce de cette manière, intense et régulière, de former des vers que nous vient toujours la sensation d'une poésie singulière, envoûtante, réelle et vraie, sincère comme celle de Baudelaire?
Jean Jauniaux, Bruxelles, le 16 janvier 2018
Début mars, nous aurons le bonheur d'une nouvelle parution, à La Table ronde cette fois, où le poète nous donnera à lire un recueil de sonnets "Matières fermées".
Résumé
Par deux fois déjà, le poète William Cliff, Belge au beau nom de pirate, a fait halte au Dilettante, le temps d’y poser son sac, nous offrant, mains fiévreuses et regard ébloui, provende de poèmes et volée de beaux vers, le reposoir de son cœur et l’élixir de ses souffrances : avec Conrad Detrez, ce fut l’hommage à l’ami disparu; Amour Perdu évoque, d’élans soudains en fougueuses escapade, des amours mâles qui jalonnent sa route et ponctuent ses heures. Avec Au Nord de Mogador, assidu toujours à jouer de la rime et à régler son vers comme on touche de l’épinette ou jongle du couteau, William Cliff assemble un herbier d’instants, dévide une corde où chaque nœud sert à marquer la vitesse de la vie, ses cadences rudes, ses points de force. Il nous y parle, dans une langue qui est celle de Maurice Scève, du Shakespeare des Sonnets ou d’Apollinaire, de villes ou de pinsons, de regards échangés et du poids de la terre, de menus instants qui illuminent le monde, de l’église Saint-Merri, d’un avion pour Philadelphie, d’un prince dans une gare croisé ou d’une panne d’électricité. Des moments sertis dans le vers, des lueurs prises dans l’ambre du mot qui font de William Cliff, là comme un tas de viande surannée / transpercé par le cri d’un oiseau forcené, un poète absolument contemporain.