"Radical Machines" d'Eric Brogniet (Editions Le Taillis Pré)
Sur la couverture, dans un médaillon circulaire, la photo d'un homme au visage dissimulé derrière un masque à gaz, éclairé d'une lueur verte que découpe, à l'arrière plan des flammes oranges. L'homme c'est Eric Brogniet , nous précise le crédit photographique. Marianne Grimont en 2010 a capté cette image sépulcrale du poète lors d'une performance avec le groupe rock Arthur Rain. La photographe avait déjà accompagné Eric Brogniet dans un recueil en 2013, "Graphies,nue noire" (Editions Tétras Lyre)
Trois textes composent ce recueil de poèmes: L'humanité délivrée, La jeune fille et la Mort, Tournez dans le ciel noir. Trois textes qui sont autant de flamboiements par lesquels le lecteur se laisse happer comme dans une de ces "machines" dont le poète décline les variations infinies robotique, cybernétique, informatique, médicale,...("L'humanité délivrée"), dans la violence pornographique ("La jeune fille et la mort"), la fin de l'humain ("Tournez dans le ciel noir")
On dirait, à lire "L'humanité délivrée" en particulier que Brogniet prolonge, et inscrit dans notre temps, les stupéfiantes visions de prédécesseurs.
Verhaeren et ses "Villes tentaculaires" ne sont pas loin du spectacle que nous ouvre, derrière les lucarnes effrayantes de son masque, le poète Brogniet qui s'exclame "Poussez sur les crassiers, mangez l'air/Et la rouille, enfoncez-vous dans le poussier/Cette terre est rongée par la lèpre/Je suis né sur ces cicatrices/Comme elle je porte au visage la verrue/Des hangars vides et des carreaux cassés/(...).
Cendrars se reconnaîtrait dans cette filiation des "Pâques à New-York", où il évoquait, lui aussi, l'humanité abandonnée: "(...)la foule des pauvres (...)/Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices./D’immenses bateaux noirs viennent des horizons/Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons./Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,/Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols./Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens./On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens./"
On retrouve dans "L'humanité délivrée" cet entrelacement de la compassion et de la violence, dans une véritable "vision" de ce qu'est devenu l'humain aujourd'hui. Le poète passe au crible de son assourdissante poésie ces fléaux silencieux qui nous encerclent de toutes parts, depuis la naissance jusqu'à la mort, et font feu de ce qu'il nous reste de chair et d'âme. Le poète est en alerte et nous donne un inventaire sidérant de l'aliénation qu'il dénonce et nous désigne : le spectacle de la modernité nucléaire, virtuelle, violente, électronique,guerrière,mortifère.
Le poète nous met en garde, il nous enjoint aussi de "capter l'instant au bord de se dissoudre/Il faut une oreille absolue/L'inattendu suspens l'alouette au nadir/La brise dans les épis l'amoncellements nuées de l'orage/sa foudre à l'odeur d'ozone"
Il fait sienne, à chaque ligne de ces trois poèmes, celle qu'il emprunte à Jacques Crickillon: " un mot qui n'est pas un risque n'est qu'une tache".
La lecture achevée nous laisse abasourdi par la lucidité qu'elle nous impose lorsqu'il nous interpelle:
"Tu habites l'immensité/L'horizon est ta ligne d'épure/Chacun de tes pas une question/Tu as conquis désert et montagne/Laissé ton empreinte dans le sable ou la neige/Instauré le culte des morts/Déchiffré lentement la voûte céleste"
et nous interroge:
"Qu'as-tu fait de ces conqu^tes/Mutant de silicium, octets table/Coeur bionique accepteur d'électrons?/"
et nous rappelle ce que nous étions:
"Alors tu ressentais les choses/La nature entière en toi élisait domicile (...)/
Et le vertige de la poésie nous saisit par son dévoilement.
Jean Jauniaux, Bruxelles, Août 2017
A la sortie de "A la table de Sade", nous avions enregistré un interview d'Eric Brogniet au micro d'Edmond Morrel que l'on peut écouter et/ou podcaster sur la web radio espace-livres en cliquant sur le lien: http://www.espace-livres.be/A-la-table-de-Sade-d-Eric-Brogniet