mercredi 10 juin 2020

"Les naufragés de La Méduse" : un album magistral de Deveney et Bordas chez Casterman

 




A l'occasion de la parution de l'album "Les naufragés de La Méduse" chez Casterman, nous avons interviewé par Skype le scénariste Jean-Christophe Deveney.  Nous complèterons cet article avec une interview de Jean-Sébastien Bordas qui a co-scénarisé le récit, et dessiné celui-ci à l'aquarelle. Le résultat: un album exceptionnel. Entrelaçant les deux récits, celui du naufrage de La Méduse et celui du peintre à l’œuvre, Deveney et Bordas nous donnent à lire et à voir une œuvre magistrale tant par la force de la narration, que par l’intensité dramatique de la représentation qu’ils nous donnent à ressentir.


Entrelaçant la genèse du tableau peint par Géricault et le récit hallucinant du naufrage de la frégate La Méduse, Deveney et Bordas déploient un tableau dantesque de cette tragédie survenue au large du Sénégal en juillet 1816.
C’est un fait-divers tragique qui a inspiré à Géricault le tableau dont chacun d’entre nous a vu une reproduction ou la toile originale exposée au Louvre. D’un format hors-norme, elle raconte un moment de la tragédie qui survint au large des côtes d’Afrique lorsque la frégate La Méduse s’échoue suite à une erreur de navigation sur le banc d’Arguin, un banc de sable à fleur d’eau, connu pourtant des marins aguerris et figurant bel et bien sur les cartes marines.
La navire qui prend eau est abandonné par l’équipage et les passagers : des soldats et des civils. Les chaloupes, en nombre insuffisant, sont mises à l’eau. 170 passagers, principalement le contingent des soldats, n’y trouveront pas place et embarqueront sur le radeau, construit pour alléger le vaisseau lorsque l’on pensait encore pouvoir le dégager du piège de sable.
Le radeau est ingouvernable. Au terme d’une interminable dérive, il ne restera que 17 survivants !

Voilà ce dont le tableau nous donne à voir: un instant, un fragment terrible de cette épouvantable catastrophe maritime.

Deux ans plus tard, sur base d’une recherche documentaire détaillée et obstinée, le peintre Géricault entreprend de peindre le moment où un des naufragés aperçoit à l’horizon un navire qui les secourera.




Deveney et Bordas ont consacré quatre années à effectuer les recherches à l’instar de Géricault, à lire les archives du procès qui fut intenté et qui permit d’entendre les témoignages des survivants et d’entendre toute l’horreur vécue par ceux-ci, la violence inhumaine qui régna sur l’esquif abandonné aux tempêtes, à la faim, au désespoir. Sur les traces du peintre, ils ont été frappés par ce qu’ils découvraient de la personnalité et la démarche de Géricault, mais aussi sur un épisode de sa vie privée qui le bouleversa pendant la réalisation de son chef d’œuvre. 

 Jean-Sébastien Bordas évoque ainsi le tableau et le peintre  :
Le Radeau de La Méduse est une toile à message de laquelle on peut tirer un fil narratif, dans une lecture de gauche à droite, en trois mouvements, avec la tempête, l’allégorie du cannibalisme au centre, et le sauvetage ensuite. C’est toute une bande dessinée dans une image. Si Géricault m’a très peu inspiré au niveau pictural, je retiens l’artiste qui tombe amoureux de son sujet, ses élans passionnés, son expressivité, et son caractère aussi transgressif en art que dans sa vie intime."



Entrelaçant les deux récits, celui du naufrage de La Méduse et celui du peintre à l’œuvre, Deveney et Bordas nous donnent à lire et à voir une œuvre magistrale tant par la force de la narration, que par l’intensité dramatique de la représentation qu’ils nous donnent à ressentir.
On sort de cette lecture hanté par la tragédie et ce qu’elle dévoile de la nature humaine, des conflits entre les classes sociales, des lâchetés et des terreurs, de l’égoïsme et de la violence de l’homme confronté aux situations extrêmes. On découvre la puissance de l’art pour transcender par la vision quasi hallucinée qu’il en donne, la détresse de l’humanité toute entière.
En lisant ce roman graphique aujourd’hui, alors que l’humanité traverse la pire pandémie de son histoire, on se rend compte de la force de ce récit tel qu’il nous est raconté : il devient métaphore des constats qu’elle nous inspire, comme l’absence de solidarité sociale, l’abandon des plus faibles, l’irresponsabilité des dirigeants incompétents (le capitaine de La Méduse n’avait plus navigué depuis un quart de siècle !), le manque de conscience morale collective…
Nous avons lu le livre au moment où se déroulaient les funérailles de George Floyd à Minnéapolis. Le racisme, une des effroyables réalités dont témoigne aussi le naufrage de La Méduse.
Formulons un vœu au terme de cet article : que la pandémie, les fermetures des librairies, la crise économique qui frappe si violemment,  n’empêchent pas les lecteurs d’avoir accès à ce grand livre, qui, comme toutes les œuvres inspirées et sincères, touche à l’universelle et tragique condition humaine et nous aide à l’appréhender en toute lucidité.


Jean Jauniaux, le 9 juin 2020


Le récit croisé d’un naufrage et d’un chef d’œuvre de la peinture romantique
1816, les royalistes viennent de chasser du pouvoir les héritiers de la révolution et de l’Empire. Le commandement de La Méduse est confié à un noble qui n’a pas navigué depuis 25 ans. Incompétence, suffisance, indiscipline se conjuguent pour conduire le navire tout neuf à sa perte. Le 2 juillet, la frégate s’échoue sur un haut fond aux larges du Sénégal. Les canots étant en nombre insuffisants, 170 passagers prennent place sur un radeau de fortune abandonné à la dérive. Lorsqu’il est retrouvé deux semaines plus tard, il ne reste plus que 17 survivants !
La révélation dans la presse du naufrage et des horreurs commises sur le radeau va frapper l’opinion publique. Géricault s’empare du sujet et y voit l’occasion de faire exploser les carcans classiques de la peinture. Toutefois, la réalisation du tableau se révélera dantesque et manquera d’engloutir l’artiste corps et âme.