mercredi 24 juin 2020

Un article de Jean Lacroix: Par la grâce de l’image, deux soirées dans deux opéras de Berlin

 Berlin est l’une des capitales les plus importantes dans le domaine lyrique. Pour y passer une soirée de qualité, on a le choix entre trois théâtres : le Deutsche Oper Berlin, situé dans le quartier Charlottenbourg, qui a eu pour directeurs musicaux des personnalités comme Bruno Walter, Ferenc Fricsay, Lorin Maazel ou Christian Thielemann, ou le Staatsoper Unter der Linden, situé dans la majestueuse avenue du même nom, sur la Bebelplatz (Erich Kleiber, Joseph Keilberth, Otmar Suitner en ont été les directeurs musicaux ; Daniel Barenboim a pris la relève depuis 1992). Et enfin le Komische Oper, dans la Behrenstrasse, construit après la seconde guerre mondiale, aujourd’hui mené par Patrick Lange, plus spécialement voué à l’opérette ou aux comédies musicales. Deux DVD nous offrent l’occasion de passer une soirée dans chacun des deux premiers théâtres, dans des programmes fort différents, mais aussi passionnants l’un que l’autre.

 

Le Staatsoper Unter der Linden et son portique corinthien a rouvert ses portes en 2017, après de coûteux travaux de rénovation qui ont duré sept ans. Pendant cette période, les représentations ont eu lieu au Théâtre Schiller, situé à la Bismarckstrasse. C’est là qu’a été filmé, les soirs des 19 et 21 janvier 2017, le King Arthur de Henry Purcell (1659-1695), chanté en anglais, mais avec des dialogues en allemand (Naxos 2.110658, aussi disponible en Blu Ray). Le spécialiste de ce répertoire qu’est René Jacobs dirigeait l’Akademie für Alte Musik Berlin et les chœurs du Staatsoper Unter der Linden, la mise en scène étant signée Sven-Eric Bechtolf et Julian Crouch. Ce semi-opéra, que l’on a souvent considéré par le passé comme difficile à réaliser en raison des dialogues trop longs et trop fréquents de John Dryden, a été mis à toutes les sauces, avec plus ou moins de bonheur. Certains ont même joué carrément la carte de la dérision, comme Hervé Niquet et le Concert Spirituel en 2009 dans une adaptation, conception et mise en scène du couple Corinne et Gilles Benizio (alias Shirley et Dino). Cette production désopilante et très réussie est accessible sur un DVD Glossa. A Berlin, l’action est à peine moins comique : du temps de la chevalerie, elle est déplacée en pleine seconde guerre mondiale. Le jeune Arthur apprend que son père, pilote de combat, est mort lors d’une mission. Lorsque sa mère se remarie, son grand-père, au cours de la fête, lui raconte l’aventure du roi mythique qui porte le même nom que lui. L’enfant va dès lors fantasmer, entre rêve et réalité, ce qui donne un spectacle féerique et divertissant, avec des touches d’humour, un peu de sexe et beaucoup d’émotion, avec un balancement entre le passé et le temps présent. On ne racontera pas les détails, ce serait enlever une partie du plaisir, tant les surprises abondent avec une imagination débridée, y compris dans les costumes (ah, les géants !), les décors et les lumières. Dix danseurs et une dizaine de comédiens s’ajoutent à un plateau vocal idéal où l’on mettra en exergue les sopranos Anett Fritsch, timbre superbe, et Robin Johannsen et le contreténor Benno Schachtner. René Jacobs, qui a quelque peu arrangé des passages musicaux pour leur insuffler encore plus de dynamisme (percussions augmentées), dirige des chœurs impeccables et un orchestre flamboyant et incisif. Un spectacle qui plaira à tout le monde, jeune public compris, tant la spontanéité et l’inventivité sont présentes.

 

Au Deutsche Oper Berlin, autre ambiance : on bascule dans le drame et la férocité avec l’opéra en un acte Der Zwerg (Le Nain) d’Alexander von Zemlinsky (1871-1942). Ce compositeur, dont la reconnaissance réelle ne date que de la fin du siècle dernier lorsque sa Symphonie lyrique sur des textes de Rabindranath Tagore et d’autres œuvres scéniques ont été ressuscitées, a connu le succès et occupé des postes importants en Allemagne jusqu’à l’arrivée des nazis. Il fait partie de la génération dite « dégénérée » ; il dut émigrer aux Etats-Unis pour se protéger et y mourut dans l’oubli. En 1900, Zemlinsky avait fait la connaissance de la très belle Alma Schindler, âgée de 21 ans, future épouse de Gustav Mahler. Une idylle naquit. Mais Alma estima que le physique de son prétendant n’était pas digne d’elle et fit le choix de Mahler, ce qui blessa profondément Zemlinsky. L’opéra Der Zwerg (1921), d’une durée d’une heure trente, est l’écho de cette humiliation. Il raconte une intrigue qui se déroule dans l’Espagne du XVIIe siècle. On fête l’anniversaire de la princesse Donna Clara. Parmi les cadeaux qu’elle reçoit, celui d’un sultan est un nain, qui ignore sa difformité, n’ayant jamais été confronté à un miroir. Un jeu cruel va s’installer ; le nain tombera amoureux de la princesse capricieuse, se rendra compte de sa laideur et en mourra. La princesse déplorera avec frivolité la perte de « ce jouet disparu, à peine reçu ». Tirée du conte d’Oscar Wilde L’anniversaire de l’infante, cette partition manie une écriture musicale d’une grande violence, avec des effets orchestraux dissonants, destructeurs et émotionnels. Il existe chez Arthaus une représentation de mars 2008 donnée à l’Opéra de Los Angeles sous la direction de James Conlon, dans de fastueux costumes d’époque. La Princesse est la très belle soprano Mary Dunleavy ; face à elle, Rodrick Dixon, ténor afro-américain à la voix impressionnante, est le nain, bossu et enlaidi adroitement. Il bouleverse par son investissement et accentue avec maestria le côté tragique de sa prise de conscience et de son décès désespéré face à l’insouciance de Donna Clara. A Berlin, tout se passe en costumes modernes, dans un décor sobre et dépouillé, la scène étant d’ailleurs envahie par un plateau instrumental qui sera occupé au premier acte, le nain étant présenté comme un chef d’orchestre. Le spectacle commence par une introduction de huit minutes qui met en évidence, avec pour fond sonore l’Accompagnement pour une scène de cinéma de 1930 d’Arnold Schoenberg, la relation entre Alma Mahler (Adelle Eslinger) et Zemlinsky (Evgeny Nikiforov). Tous deux sont au piano. Après avoir accepté et même encouragé les avances du compositeur, Alma le repousse avant de lui montrer un miroir et de se moquer de lui.

 

Cette allusion directe permet d’entrer tout de suite dans l’action. Mais le metteur en scène, Tobias Kratzer, a imaginé en plus un dédoublement du personnage du nain. Un comédien de petite taille, Mick Morris Mehnert (extraordinaire dans l’égarement), joue un rôle muet et actif, alors qu’un ténor (David Butt Philip) chante, en retrait et statique. Au deuxième acte, le chanteur prend toute la place jusqu’au moment où il se contemple dans un miroir et y voit, par un effet technique ingénieux, son double de petite taille qui accomplit les mêmes gestes que lui. L’effet est saisissant, car jusqu’au bout, l’original et son double ne se quitteront plus, et périront ensemble face au rejet et au dédain cruel de la princesse, incarnée avec une impitoyable froideur par la soprano Elena Tsallagova. Cette production (Naxos 2.110657, disponible aussi en Blu Ray) ne cesse de monter en puissance et devient de plus en plus féroce, le dédoublement accentuant le malaise qu’éprouve le spectateur face à la tragédie qui se déroule devant ses yeux et provoque une pitié infinie, mais aussi un sentiment de révolte. Les chœurs et le reste du plateau sont impeccables, la caricature des personnages étant traitée avec force. David Runnicles, le directeur musical du Deutsche Oper, dirige ce drame noir dans une orgie de sonorités dures, qui agressent, ajoutant au côté morbide de la situation. Un superbe spectacle, qui complète, sous un autre angle, la vision que l’inscription dans la période réelle de l’Espagne de Vélasquez, menée par James Conlon, laissait entrevoir. Difficile de choisir l’une ou l’autre approche d’une même intrigue, si implacable… Alors, pourquoi ne pas tenter la double expérience ?

 

Jean Lacroix