Building Bridges, le projet social du Théâtre
Royal de la Monnaie
Faciliter autant que possible
l’accès à un public pour lequel il s’agit souvent d’un premier contact avec le
monde de l’opéra, tel est le projet que la Monnaie développe sous le nom
générique de Building Bridges, « un
pont entre deux mondes », en inscrivant chaque année à son calendrier une
séance qui se déroule un après-midi de semaine, à 14 heures. Une production en
cours est proposée à des groupes fragilisés (associations et institutions du
secteur social, personnes bénéficiant d’une allocation sociale ou du soutien de
CPAS, demandeurs d’emplois), à des élèves de l’enseignement primaire du 3e
degré, de l’enseignement secondaire et supérieur, à des artistes et
professionnels du spectacle, tous présents après s’être acquittés d’un tarif à
prix réduit. Ce public venu d’horizons variés peut ainsi assister à un
spectacle de haut niveau. Pour les élèves, la vision est enrichie d’une
introduction préalable dans le cadre de l’école. D’autres spectateurs, qui
paient le tarif habituel sont aussi de la partie, renforçant le concept de la
fraternité universelle de la musique.
Animée par des valeurs
humanistes, la Monnaie considère que l’opéra n’est pas réservé à une élite,
financière ou intellectuelle, mais qu’il s’adresse à tous dans sa dimension
festive, ludique et artistique, à travers la création de liens sociaux. En
septembre 2015, nous avions assisté au Cirque Royal à une séance du même type,
qui programmait L’Elixir d’amour de
Donizetti dans l’amusante mise en scène de Damiano Michieletto, haute en
couleurs ; nous avions été frappé par la qualité d’écoute de ce public
inhabituel et surtout par l’émerveillement qui faisait briller les yeux des
plus jeunes comme ceux des plus âgés. Peter de Caluwe nous avait dit, lors de
l’interruption, l’importance que revêtait à ses yeux et à ceux de toute
l’équipe de la Monnaie cet événement qui met à la portée de tous la magie de la
musique et du chant, servis par un plateau investi et motivé.
Cette année, c’est le 20 mars que
Building Bridges a proposé les
inséparables Cavalleria rusticana de Mascagni et I Pagliacci de Leoncavallo, deux mélodrames sur le thème de la
jalousie et de l’exacerbation des passions qui conduisent au meurtre. Sujet
moins réjouissant s’il en est, mais dont l’impact émotionnel parle aux
sensibilités. Ces deux opéras de courte durée (75 minutes chacun) n’étaient
plus à l’affiche de la Monnaie depuis plus de quinze ans. Leur retour était
donc à saluer, car le vérisme est ici à son sommet et permet, selon les choix
artistiques, tous les excès et toutes les outrances ou, au contraire, la prise
de conscience de la dimension tragique de faits divers comme on peut en
rencontrer tous les jours, et qui, de ce fait, nous interpellent. La difficulté
est de rendre à l’action scénique tout son poids de vérité face au drame qui se
noue.
Le metteur en scène, Damiano
Michieletto, déjà choisi pour L’Elixir
d’amour de 2015, a opté pour une unité de lieu entre les deux opéras :
I Pagliacci se déroulera dans l’école
du village, transformée en salle de spectacle temporaire, le temps de la
représentation dûment annoncée, pendant l’action brutale de Cavalliera rusticana, par le collage
d’affiches annonciatrices. Dans le « Mad » du 7 mars, Michieletto
signalait dans un entretien qu’il avait décalé le temps de l’histoire en la
transposant cent ans plus tard, à la fin du XXe siècle, ce qui lui permettait
« une certaine poésie : à la fois lointaine et en même temps proche,
concrète ». Le procédé est habile en soi, car il donne au spectacle une
unité psychologique. Dans l’opéra de Mascagni, on est tout de suite dans le
drame à l’état brut : le village est réuni autour de Turiddu, assassiné
par Alfio, le mari trompé, et les lamentations à l’italienne de sa mère, Mama
Lucia, sont noyées dans l’intensité de la douleur. On assiste alors à la
tragédie en flash-back. La technique est au rendez-vous : les plateaux
tournants vont se succéder, de la place du village au commerce de proximité,
jusqu’aux endroits intimes et discrets où ont lieu les rencontres furtives des
amants transis. Dans Pagliacci, le
procédé sera élargi aux coulisses de la future action scénique au cours de
laquelle se confondront théâtre et réalité et à la salle d’école où Canio
passera de la fiction à l’horreur en tuant Nedda, son épouse infidèle, et
l’amant de celle-ci, Silvio.
Il faut reconnaître que Cavalliera rusticana est une réussite
absolue, tant sur le plan de la mise en scène que du chant. Avec de grands
moments : les effets de foule successifs, dosés et minutieusement réglés,
la cocasse arrivée en voiture du mari trompé, mais surtout la procession
d’assomption, au cours de laquelle une stupéfiante Vierge accusatrice indique
du doigt la femme adultère pour lui prédire que l’heure de la damnation est proche.
On nage dans le mélodrame, mais on y croit ! D’autant plus que les
chanteurs jouent le jeu et s’investissent, de la Santuzza émouvante de Alex
Penda à la Lola provocante de Josè Maria Lo Monaco, de l’Alfio de Dimitri
Platanias au Turiddu de Leonardo Caimi. Quant à la Mama Lucia de Elena Zilio,
elle est tout simplement époustouflante, dans le registre déployé comme dans
l’exagération de la douleur, poussée jusqu’à la caricature. On sort de cette
première partie avec le sentiment d’avoir participé à du vrai théâtre populaire
et de s’en être repu, presque honteusement.
Cela se gâte un peu dans Pagliacci, où l’on a du mal, par contre,
à admettre une certaine platitude de l’action, à laquelle cette fois on adhère
moins, alors que dans le livret et la musique, elle est gorgée d’un
irrésistible flux passionnel. Ici, la Nedda de Simona Mihai est peu
convaincante, les autres protagonistes aussi, même si Scott Hendrickx en Tonio
et Carlo Ventre en Canio correspondent vocalement à la sournoiserie et à
l’orgueil requis. Il faut bien reconnaître qu’Evelino Pido, à la tête de
l’orchestre, dirige à grands coups de serpe, dans un style spectaculaire et
redondant, qui a parfois tendance à couvrir les voix, celle de Simona Mihai
souffrant le plus de cet état de fait. En contrepartie, il exalte les chœurs,
dont la prestation est éblouissante de bout en bout dans les deux mélodrames.
En fin de compte, le principal
n’est-il pas qu’un public de non-initiés ait pu entrer dans un univers qui
l’aura ébloui et peut-être donné le goût de poursuivre l’aventure de
l’opéra ? Les enfants avec lesquels nous avons pu dialoguer pendant
l’interruption, ainsi que quelques adultes issus de milieux associatifs, nous
ont fait part de leur émerveillement et de leur bonheur en cet après-midi de
printemps qui tardait à venir. Ils seront rentrés chez eux le cœur plein de
mélodies, et n’oublieront pas qu’ils ont communié à un moment de fraternité
musicale et culturelle. Le but est atteint, au-delà de toute espérance…
Jean Lacroix
P.S. La firme Cyprès vient de
publier un coffret de deux CD, reflet de l’enregistrement effectué à la Monnaie
les 13 et 15 septembre 2017 de l’opéra de Philippe Boesmans Pinocchio, sur un livret de Joël
Pommerat d’après l’œuvre de Carlo Collodi (CYP4647). La magie opère dans cette
œuvre dans laquelle le texte parlé tient une place importante, la musique
faisant voyager l’auditeur dans un monde de couleurs et d’harmonies
enchanteresses. Les solistes sont parfaits (Stéphane Degout, Vincent Le Texier,
Chloé Briot, Yann Beuron…) et Patrick Davin dirige l’Orchestre de la Monnaie
avec le soin attentif et la finesse qu’on lui connaît. Un très intéressant
portrait de Philippe Boesmans est proposé en complément sous la forme d’un DVD.
Il éclaire la démarche du compositeur avec l’éloquence de l’image.