lundi 26 mars 2018

"Building Bridges" , le projet social du Théâtre Royal de la Monnaie

Building Bridges, le projet social du Théâtre Royal de la Monnaie

 (C'est avec grand intérêt que nous accueillons ici un premier article de Jean Lacroix destiné au blog LIVRaisons. Avec cet  historien spécialiste de Victor Hugo, ancien directeur de la maison de la Culture de Waterloo, musicologue érudit, critique musical et essayiste littéraire, LIVRaisons accueille dans ses colonnes à la fois un passeur  de culture , mais aussi un éminent lettré dont la vocation a toujours été celle du partage enthousiaste. Déjà nous formons le voeu que cet article soit le premier d'une longue série. Jean Jauniaux, le 26 mars 2018)

Faciliter autant que possible l’accès à un public pour lequel il s’agit souvent d’un premier contact avec le monde de l’opéra, tel est le projet que la Monnaie développe sous le nom générique de Building Bridges, « un pont entre deux mondes », en inscrivant chaque année à son calendrier une séance qui se déroule un après-midi de semaine, à 14 heures. Une production en cours est proposée à des groupes fragilisés (associations et institutions du secteur social, personnes bénéficiant d’une allocation sociale ou du soutien de CPAS, demandeurs d’emplois), à des élèves de l’enseignement primaire du 3e degré, de l’enseignement secondaire et supérieur, à des artistes et professionnels du spectacle, tous présents après s’être acquittés d’un tarif à prix réduit. Ce public venu d’horizons variés peut ainsi assister à un spectacle de haut niveau. Pour les élèves, la vision est enrichie d’une introduction préalable dans le cadre de l’école. D’autres spectateurs, qui paient le tarif habituel sont aussi de la partie, renforçant le concept de la fraternité universelle de la musique.

Animée par des valeurs humanistes, la Monnaie considère que l’opéra n’est pas réservé à une élite, financière ou intellectuelle, mais qu’il s’adresse à tous dans sa dimension festive, ludique et artistique, à travers la création de liens sociaux. En septembre 2015, nous avions assisté au Cirque Royal à une séance du même type, qui programmait L’Elixir d’amour de Donizetti dans l’amusante mise en scène de Damiano Michieletto, haute en couleurs ; nous avions été frappé par la qualité d’écoute de ce public inhabituel et surtout par l’émerveillement qui faisait briller les yeux des plus jeunes comme ceux des plus âgés. Peter de Caluwe nous avait dit, lors de l’interruption, l’importance que revêtait à ses yeux et à ceux de toute l’équipe de la Monnaie cet événement qui met à la portée de tous la magie de la musique et du chant, servis par un plateau investi et motivé.

Cette année, c’est le 20 mars que Building Bridges a proposé les inséparables Cavalleria rusticana  de Mascagni et I Pagliacci de Leoncavallo, deux mélodrames sur le thème de la jalousie et de l’exacerbation des passions qui conduisent au meurtre. Sujet moins réjouissant s’il en est, mais dont l’impact émotionnel parle aux sensibilités. Ces deux opéras de courte durée (75 minutes chacun) n’étaient plus à l’affiche de la Monnaie depuis plus de quinze ans. Leur retour était donc à saluer, car le vérisme est ici à son sommet et permet, selon les choix artistiques, tous les excès et toutes les outrances ou, au contraire, la prise de conscience de la dimension tragique de faits divers comme on peut en rencontrer tous les jours, et qui, de ce fait, nous interpellent. La difficulté est de rendre à l’action scénique tout son poids de vérité face au drame qui se noue.

Le metteur en scène, Damiano Michieletto, déjà choisi pour L’Elixir d’amour de 2015, a opté pour une unité de lieu entre les deux opéras : I Pagliacci se déroulera dans l’école du village, transformée en salle de spectacle temporaire, le temps de la représentation dûment annoncée, pendant l’action brutale de Cavalliera rusticana, par le collage d’affiches annonciatrices. Dans le « Mad » du 7 mars, Michieletto signalait dans un entretien qu’il avait décalé le temps de l’histoire en la transposant cent ans plus tard, à la fin du XXe siècle, ce qui lui permettait « une certaine poésie : à la fois lointaine et en même temps proche, concrète ». Le procédé est habile en soi, car il donne au spectacle une unité psychologique. Dans l’opéra de Mascagni, on est tout de suite dans le drame à l’état brut : le village est réuni autour de Turiddu, assassiné par Alfio, le mari trompé, et les lamentations à l’italienne de sa mère, Mama Lucia, sont noyées dans l’intensité de la douleur. On assiste alors à la tragédie en flash-back. La technique est au rendez-vous : les plateaux tournants vont se succéder, de la place du village au commerce de proximité, jusqu’aux endroits intimes et discrets où ont lieu les rencontres furtives des amants transis. Dans Pagliacci, le procédé sera élargi aux coulisses de la future action scénique au cours de laquelle se confondront théâtre et réalité et à la salle d’école où Canio passera de la fiction à l’horreur en tuant Nedda, son épouse infidèle, et l’amant de celle-ci, Silvio.

Il faut reconnaître que Cavalliera rusticana est une réussite absolue, tant sur le plan de la mise en scène que du chant. Avec de grands moments : les effets de foule successifs, dosés et minutieusement réglés, la cocasse arrivée en voiture du mari trompé, mais surtout la procession d’assomption, au cours de laquelle une stupéfiante Vierge accusatrice indique du doigt la femme adultère pour lui prédire que l’heure de la damnation est proche. On nage dans le mélodrame, mais on y croit ! D’autant plus que les chanteurs jouent le jeu et s’investissent, de la Santuzza émouvante de Alex Penda à la Lola provocante de Josè Maria Lo Monaco, de l’Alfio de Dimitri Platanias au Turiddu de Leonardo Caimi. Quant à la Mama Lucia de Elena Zilio, elle est tout simplement époustouflante, dans le registre déployé comme dans l’exagération de la douleur, poussée jusqu’à la caricature. On sort de cette première partie avec le sentiment d’avoir participé à du vrai théâtre populaire et de s’en être repu, presque honteusement.

Cela se gâte un peu dans Pagliacci, où l’on a du mal, par contre, à admettre une certaine platitude de l’action, à laquelle cette fois on adhère moins, alors que dans le livret et la musique, elle est gorgée d’un irrésistible flux passionnel. Ici, la Nedda de Simona Mihai est peu convaincante, les autres protagonistes aussi, même si Scott Hendrickx en Tonio et Carlo Ventre en Canio correspondent vocalement à la sournoiserie et à l’orgueil requis. Il faut bien reconnaître qu’Evelino Pido, à la tête de l’orchestre, dirige à grands coups de serpe, dans un style spectaculaire et redondant, qui a parfois tendance à couvrir les voix, celle de Simona Mihai souffrant le plus de cet état de fait. En contrepartie, il exalte les chœurs, dont la prestation est éblouissante de bout en bout dans les deux mélodrames.

En fin de compte, le principal n’est-il pas qu’un public de non-initiés ait pu entrer dans un univers qui l’aura ébloui et peut-être donné le goût de poursuivre l’aventure de l’opéra ? Les enfants avec lesquels nous avons pu dialoguer pendant l’interruption, ainsi que quelques adultes issus de milieux associatifs, nous ont fait part de leur émerveillement et de leur bonheur en cet après-midi de printemps qui tardait à venir. Ils seront rentrés chez eux le cœur plein de mélodies, et n’oublieront pas qu’ils ont communié à un moment de fraternité musicale et culturelle. Le but est atteint, au-delà de toute espérance… 

Jean Lacroix           

P.S. La firme Cyprès vient de publier un coffret de deux CD, reflet de l’enregistrement effectué à la Monnaie les 13 et 15 septembre 2017 de l’opéra de Philippe Boesmans Pinocchio, sur un livret de Joël Pommerat d’après l’œuvre de Carlo Collodi (CYP4647). La magie opère dans cette œuvre dans laquelle le texte parlé tient une place importante, la musique faisant voyager l’auditeur dans un monde de couleurs et d’harmonies enchanteresses. Les solistes sont parfaits (Stéphane Degout, Vincent Le Texier, Chloé Briot, Yann Beuron…) et Patrick Davin dirige l’Orchestre de la Monnaie avec le soin attentif et la finesse qu’on lui connaît. Un très intéressant portrait de Philippe Boesmans est proposé en complément sous la forme d’un DVD. Il éclaire la démarche du compositeur avec l’éloquence de l’image.