On aurait aimé ne pas avoir connu Léo Beeckman, ne pas l'avoir vu sillonner les travées des salons et foires du livre dans le monde entier, défendre la littérature belge francophone, promouvoir les écrivains, nouvellistes, romanciers, poètes à Taipeh, Frankfort, Montréal ou Antwerpen. On aurait préféré imaginer que les deux ouvrages qui nous parviennent aujourd'hui soient nés d'un univers dont les premières étoiles venaient à peine de scintiller au firmament des Lettres, un univers dont l'expansion n'aurait fait que commencer, dont les énigmes allaient encore se nourrir au mystérieux vivier de la fiction romanesque et de l'invention poétique. On aurait tant souhaité, après avoir refermé ces volumes, entrer dans l'impatience du prochain, retrouver Léo Beeckman sourire et regard rêveurs en se disant qu'il compose les prochains livres dont il serait l'auteur, le traducteur ou l'éditeur. Car il était tout cela, Beeckman, tellement infatigable que le coeur a dû le lâcher par surprise!
Las. Nous savons que "Dos au public" (Editions Weyrich) et "Poèmes quantiques" (Editions maelström ReEvolution) concluront une bibliographie à laquelle on ne peut ajouter qu'un premier livre, écrit en collaboration avec Werner Lambersy, "Pour apprendre la paix à nos enfants" (Editions Cadex) en 2001. On se met à rêver alors que Claire Jaumain, sa veuve, retrouvera encore dans des cartons, l'un ou l'autre texte qui nous dévoileront d'autres chemins secrets empruntés par Beeckman.
"Dos au public" a d'un premier roman, la grâce et les audaces, ne serait-ce que dans ce qui justifie le titre: le personnage central, Arthur, devenu contrebassiste dans une formation éphémère de jazz lors de son service militaire, découvre qu'il est incapable de produire la moindre note sauf à tourner le dos à la salle. Le récit initiatique dévoile l'origine de ce comportement aussi inhabituel qu'irrépressible, dont il faut trouver la source dans un secret de famille qu'une psychanalyse mettra au jour au lendemain d'un concert chez Pol's à Bruxelles. Ce récital donné par le groupe Five minutes time to rumble reconstitué pour créer un choc mémoriel dans l'inconscient du contrebassiste, se conclut de façon stupéfiante que nous ne dévoilerons pas ici, bien sûr. Le roman qui se lit d'une traite, traverse des lieux et des périodes que l'on devine proches du romancier. Il a pourtant, l'élégance de s'en distancier pour mieux les donner à ressentir au lecteur. Arthur, par sa bonhommie maladroite et sensible, irradie celles et ceux qu'il croise et les enveloppe, comme le lecteur, d'une petite musique aux sonorités jazzy, vibrant au rythme que lui donne Berta, la contrebasse, figure essentielle de ce roman dont Boris Vian et Jacques Brel auraient aimé l'humanité pudique.
La collection 4 1 4, chez maelstrOm, publie "Poèmes quantiques" en double exemplaire, - c'est le principe de la collection - permettant à l'acquéreur d'offrir le livre, d'en faire don à celle ou celui à qui il aimera faire partager le texte vibrant encore d'une première lecture, où se dévoile le poète et ce "(...) trop de poids/dans la tête/pour laisser les mots/au vide", où il se détermine l'ambition d'"embellir l'avenir/privilège d'orphelin/oint par le néant/parti dans la vie/Sans autre poids/sur la nuque/que le vent/et les étoiles", et où enfin il lève le regard vers les nuages pour évoquer les Dieux afin "de comprendre/qu'en fin de compte/ils vous doivent/une fière chandelle/d'exister."
Les Poèmes quantiques s'ouvrent par une évocation bouleversante signée de l'ami Werner Lambersy et se clôt par une notice biographique, signée Carmelo Virone, dont chaque paragraphe met en évidence l'incessant et vibrant chantier littéraire auquel Beeckman a consacré sa vie, depuis le Laboratoire Collectif Dur-An-Ki (créé déjà avec sa femme, l'écrivain et dramaturge Claire Jaumain), bien vite transformé en maison d'édition (qui accueillera Lambersy, Emond et Compère, entre autres), jusqu'a Ne(Z)us, éditeur de livres d'art, en passant par la création de la librairie du Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, d'un fonds d'Aide à la Diffusion, et d'un incessant foisonnement d'idées, de projets, de rêves qui manquent aujourd'hui cruellement.
Pourtant, nous disait le poète, comme pour nous consoler, en nous confiant les clés de l'existence avant de la quitter: "Entre l'inconnu et l'oubli/entre plus tard et avant/il y a tellement de présent"
Jean Jauniaux, Bruxelles le 5 avril 2018
Avec la complicité d'Edmond Morrel, nous avions rencontré Léo Beeckman au moment de la présentation du livre d'art "Suzanne à la pomme" qui devait réunir des collages de Maja Polackova et une nouvelle de Jacques De Decker. Vous pouvez ré-écouter cet entretien en cliquant sur le site de la webradio "Espace-Livres"