lundi 30 avril 2018

LOHENGRIN au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles: un article de Jean Lacroix

Nous avions évoqué l'opéra de Wagner dans un précédent article, annonçant, avec impatience déjà, la recension de Jean Lacroix qui assistait hier à la représentation de LOHENGRIN. Voici ce texte dont nous indiquons en exergue une des appréciations et que nous nous réjouissons de partager avec les lecteurs de LIVRaisons.    Jean Jauniaux

Lohengrin à la Monnaie, 
un exaltant débat musical et politique
par Jean Lacroix  



Il faut bien le reconnaître : Richard Wagner, ce compositeur si exaltant, si enchanteur, cet auteur de livrets remarquables (ceux de ses opéras !), est aussi un écrivain dont les ouvrages à portée antisémite sont détestables, voire impardonnables. On a beau tenter toutes les explications, les replacer dans un contexte biographique ou historique qui les éclairerait pour leur donner un semblant de respectabilité, ils demeurent une tache indélébile sur ce magicien de la musique, dont l’impact, on le sait, est plus qu’immense. Bayreuth est un temple depuis bientôt près de 150 ans, un temple dont la sacralisation est quasi intouchable. Le nazisme, et Hitler le premier, a saisi très vite tous les avantages qu’il y aurait à s’approprier l’héritage wagnérien, ce qui lui fut d’ailleurs facilité par l’amour aveugle que lui portèrent certains membres de la famille, en particulier la belle-fille de Wagner, Winifred, qui ne démentira jamais ses convictions et son attachement indissolubles au Führer. Tout cela a fait couler beaucoup d’encre (1), la littérature à ce sujet est prolifique et révélatrice du malaise, provoqué par l’influence directe ou indirecte qu’auraient pu avoir les textes de Wagner sur la légitimation future du IIIe Reich et ses abominables excès.

En inscrivant à l’affiche de la présente saison un ambitieux Lohengrin, attendu avec impatience, la Monnaie a décidé d’en confier la mise en scène à Olivier Py. Celui-ci plonge au cœur de la question : y avait-il dans le romantisme allemand les germes du national-socialisme ? Le metteur en scène signe dans le passionnant programme un long développement à ce propos (soulignons la qualité de ces programmes, qui sont souvent des études de haut niveau). Il fait même une démarche complémentaire : avant le lever du rideau, il se présente au public, avec une modestie touchante, pour une brève synthèse du message qu’il veut transmettre. Elle tient en peu de mots, en réalité, et nous la résumons lapidairement : « Lohengrin, qui raconte l’attente et l’échec, n’est pas une pièce nationaliste, mais une pièce sur le nationalisme. » Les phrases glaçantes, en forme de coup de poing, que prononce le roi Henri l’Oiseleur au début du premier acte, sont tranchantes : le souhait d’une Allemagne unifiée dans un état vainqueur. Lorsqu’il dit : « L’heure est venue de sauver l’honneur de l’empire à l’est comme à l’ouest, que tous m’entendent », il y a de quoi mesurer les conséquences envisageables.

Lohengrin est donc une pièce politique, il s’agit bien de théâtre au-delà du chant et de la musique sublimes, et c’est là qu’Olivier Py veut installer le symbolisme de sa démarche. Le lever de rideau est impressionnant : on est face à un immense bâtiment qui occupe tout l’espace, un bâtiment défiguré, déchiqueté, aux murs calcinés, orné de niches dans lesquelles évolueront la plupart du temps les choristes. Installé sur un plateau tournant, ce symbole omniprésent du désastre servira de « paysage » à toute l’action. Nous sommes en l’« année zéro », dans les ruines de Berlin, en 1945 ; chacun ressent la tragédie de l’époque. Au fil du spectacle, elle sera renforcée par des scènes qui interpellent, parfois glauques, souvent significatives, toujours étranges. Des scènes que nous rapportons pêle-mêle, sans pouvoir les citer toutes : des trappes dans le sol d’où sortent des personnages, des seaux (de débris de pierrailles), portés avec difficulté par des femmes et qui passent de main en main sur toute la longueur du plateau, un défilé de personnages qui déposent leurs valises en les abandonnant pour partir sans équivoque vers leur sombre destin…

Mais aussi des dessins esquissés, des clairs de lunes ou des montagnes à la Caspar David Friedrich, des écritures de poèmes, dont des extraits de la poignante Fugue de mort, de Paul Celan, écrite en 1945, qui crie notamment : « […] Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit / qui écrit quand il fait sombre sur l’ Allemagne tes cheveux d’or Margarete […] (traduction d’Olivier Favier) ». Cela, c’est au début du troisième acte, pendant le prélude musical. Juste après, le plateau montre neuf niches (accusatrices ? ou en questionnement ?) dans lesquelles on retrouve Goethe (sur un socle, mise en évidence qui interroge), Grimm, Novalis, Schlegel, Hegel, Hölderlin, Caspar Friedrich ou Carl Maria von Weber, mais aussi une tête échevelée de Beethoven et un cygne. C’est dans ces « cases » que le drame final se dénouera : Elsa demande à son mari auquel elle a promis de ne pas lui demander son nom de le lui révéler malgré tout, Telramund tente d’assassiner Lohengrin qui le tue, Lohengrin annonce qu’il va révéler sa véritable identité, avec toutes les conséquences qui vont en découler. On considérera ici le synopsis connu par le lecteur pour ne pas alourdir le propos.

Il y a aussi des coups de génie, le plus brillant étant le jugement de Dieu qui doit affronter Lohengrin à Telramund à l’acte I pour confirmer ou non l’innocence d’Elsa : c’est en fait une partie d’échec, agrémentée, si l’on peut dire, par une bagarre entre figurants. Aussi brillant coup de génie sera le moment où Lohengrin annonce qu’il est le fils de Parsifal et évoque le Graal : le chanteur est seul en scène, son ombre immense et son jeu de mains avec des couronnes qu’il abandonne l’une après l’autre donnent à son aveu une dimension sacrée qui le dépasse. Quant au petit prince disparu, que le spectateur a vu de temps à autre au cours de l’action en costume blanc, image de l’innocence, mais aussi occupé à jouer avec un cintre qui lui sert d’arme factice ou avec de petits bombardiers, il est retrouvé mort, tué par Ortrud, au moment où Lohengrin part définitivement, laissant son épouse Elsa inanimée et tout le monde dans le malheur. Les allusions au fameux cygne, qui avait tellement fasciné en son temps le roi Louis II de Bavière, sont esquissées, de façon imaginaire, par un doux amas de plumes que Lohengrin laisse s’effilocher entre les doigts. L’instant est si fort qu’il prend à la gorge. 

On l’aura compris : cette production de Lohengrin est extraordinaire, car elle est au-delà du symbole, elle est impressionnante, elle se veut d’une lisibilité absolue, ce à quoi la dimension théâtrale, cohérente et millimétrée, rend justice. La direction d’acteurs est d’une implacable et absolue rigueur. L’hommage que nous adressons à Olivier Py va aussi au décorateur, Pierre-André Weitz ; ils sont indissociables. Il faut donc saluer cette vision qui hantera longtemps les mémoires des mélomanes, car elle allie la noirceur du drame à l’évidence de l’écriture musicale. Olivier Py s’affronte à Wagner, dont la musique est à ce point sublime qu’elle risque de faire tout oublier, jusqu’à l’impardonnable. C’est là que réside le vrai danger wagnérien. Comme l’a si bien écrit Vladimir Jankélévitch (2) : « Il y a dans la musique une double complication, génératrice de problèmes métaphysiques et de problèmes moraux, et bien faite pour entretenir notre perplexité. Car la musique est à la fois expressive et inexpressive, sérieuse et frivole, profonde et superficielle ; elle a un sens, et n’a pas de sens. » C’est peut-être André Tubeuf qui a trouvé la formule applicable à cet opéra si romantique et si actuel à la fois : « En le Hollandais, en Tannhäuser, en Sachs plus tard, Wagner s’incarne biographiquement. En Lohengrin, comme en Tristan, il se représente, événement européen (comme Nietzsche disait de Goethe) – mythe. » (3). S’affronter à Wagner, c’est faire face au mythe. Olivier Py a relevé le défi, reste à savoir s’il l’a gagné.     

Il est temps d’aborder l’interprétation musicale, précisément. Le plateau vocal est d’une rare perfection, en ce dimanche 29 avril ; il est vrai qu’il est rodé : c’est la quatrième représentation en ce qui le concerne (il y a une seconde distribution, où l’on retrouve Gabor Bretz et Werner Van Mechelen, mais pas les autres protagonistes). Le ténor américain Eric Cutler, que l’on avait déjà pu apprécier dans la production des Huguenots de Meyerbeer en 2011 (mise en scène d’Olivier Py, déjà), incarne Lohengrin avec puissance et éclat, il est véritablement habité par le rôle. Le récit du Graal, au troisième acte, lorsqu’il révèle son identité, est bouleversant, car il associe une intense lumière intérieure à ce récit mystique qui provoque chez l’auditeur une émotion qui le mène au bord des larmes. L’Elsa de la soprano suédoise Ingela Brimberg, qui fait ses débuts dans le rôle (mais pas à la Monnaie : elle faisait aussi partie des Huguenots de 2011), se révèle elle aussi puissante  - les voix passent la rampe avec netteté, ce qui n’est pas évident dans le processus wagnérien -, avec des accents portés par une fragilité poétique. Quant à l’Ortrud d’Elena Pankratova, que l’on entend pour la première fois à la Monnaie (gageons qu’on l’y reverra, vu la tornade finale d’applaudissements qui a salué sa prestation), elle a déjà été Kundry à Bayreuth et Vénus à Dresde. Ici, la soprano russe, dans cet emploi malfaisant, use d’une intonation affirmée, accompagnée de nuances amples et souples à la fois. On pense à une Lady Macbeth, entraînant son époux Telramund, fatalement écrasé (le baryton-basse britannique Andrew Foster-Williams, au phrasé très clair), vers son tragique destin. Le roi Henri, qui assiste navré à toutes les péripéties du drame et tente vainement de jouer au conciliateur, est impressionnant. Longiligne, digne, la basse hongroise Gabor Bretz fait preuve dans ce rôle, d’un timbre équilibré. Il y fait ses débuts et aussi à la Monnaie, une vraie réussite. Ce que l’on peut dire tout autant de Werner Van Mechelen, qui a été, on le sait, lauréat de la première édition du Reine Elisabeth de Chant. Notre baryton-basse belge interprète régulièrement des personnages wagnériens, et cela se sent. Il est à l’aise dans la peau du Heerrufer, le Héraut qui est le lien narratif de l’action. Son impeccable jeu d’acteur est à souligner, comme l’intensité d’une voix maîtrisée. Il faut préciser que Bretz et Van Mechelen sont de toutes les distributions, dix au total. Chapeau bas…

Chapeau bas aussi aux chœurs préparés avec le plus grand soin par Martino Faggiani. On sait à quel point la présence des chœurs est fondamentale chez Wagner. Puissants et subtils dans le même temps et le même espace, ils sont au centre de l’action ; ils donnent des frissons par leur investissement, portés vers l’apogée par un orchestre dans une forme idéale, un orchestre que l’on a rarement entendu aussi homogène, aussi engagé, aussi inspiré. En choisissant Alain Altinoglu pour diriger une série de productions de la Monnaie, Peter de Caluwe a sans doute réussi un des plus parfaits défis de sa carrière. Né à Paris en 1975, ce chef prestigieux est une « bête de fosse », dans le sens le plus noble du terme ; il a déjà dirigé Lohengrin à Bayreuth en 2015. Il est complice de son orchestre, il est magistral quand il le faut, mais aussi clair, raffiné, sensible, émouvant par sa participation à chaque détail (son visage révèle à quel point il est « dans » la musique). Il galvanise le plateau entier, musiciens, chanteurs, choristes avec la foi qui transporte les montagnes. Les wagnériens purs se seront régalés de cette vision que nous qualifierons, en ce qui nous concerne, de parfaite. Le Prélude de l’acte I est empreint de poésie et de lyrisme, dans un tissu presque chambriste, avant d’embrasser un univers sonore où le grandiose le dispute à la lumière. Rien n’est minimisé, rien n’est exacerbé, car l’équilibre domine. Altinoglu sait que c’est un plateau entier qu’il doit porter. La réussite est totale, les scènes finales de chaque acte s’achèvent dans une tension musicale, dramatique et théâtrale que l’on ne peut que qualifier d’ascendantes jusqu’à l’exaltation. Une production à marquer non d’une seule, mais de multiples pierres blanches.

   

                                                                                                               Jean Lacroix, le 30 avril 2018

(1)  Nous avons nous-même tenté l’expérience en 2013 dans un Wagner. Journal de Bayreuth, paru aux Editions de la Page.
(2)  Vladimir Jankélévitch : La Musique et l’Ineffable, Paris, Seuil, 1983, p. 5.

(3)  André Tubeuf : L’Offrande musicale, Paris, Laffont/Bouquins, 2007, p. 564.