mardi 14 janvier 2020

Louis Dumesny: à déguster sans modération


L’art culinaire peut mener à tout. Louis Dumesny, né en 1635 à Montauban, a endossé cette profession, à la suite de son père, chez l’intendant Foucault. Mais il a d’autres qualités que le maniement des ustensiles destinés à servir les papilles gustatives de son maître : il chante comme un rayon de soleil ! Auditionné par Lully, celui-ci l’engage pour sa troupe parisienne en 1675. Un CD Alpha (554) retrace le parcours de cette haute-contre qui va très vite se produire à la Cour et se voir attribuer des seconds rôles, dans lesquels il exerce son talent exceptionnel. Dès 1682, il tient le devant de la scène ; il va créer les six derniers opéras de Lully : Persée, Phaéton, Amadis, Roland, Armide et Acis et Galatée, tout cela en l’espace de cinq ans.
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L’excellente notice rédigée par Benoît Dratwicki souligne les dons de Dumesny en tant qu’acteur et dans le domaine de la présence scénique, mais aussi le fait que le chanteur ne déchiffre pas le solfège et qu’il apprend ses rôles note par note en se faisant aider ! Lorsque Lully disparaît en 1687 (Dumesny a déjà 52 ans), il continue à être sollicité par les compositeurs du temps, mais il a tendance à se laisser aller à son penchant pour la boisson. On raconte qu’il avale jusqu’à six bouteilles de champagne par représentation. Il est par ailleurs cleptomane et n’hésite pas à dépouiller les filles de l’Opéra de leurs bijoux. Apprécié aussi en Angleterre, il s’y produit lors de quelques voyages, mais y contracte une maladie qui va lui faire perdre sa voix. Sa carrière est terminée : il survit avec une pension. La date de son décès n’est pas connue : elle se situe, en fonction d’affirmations de contemporains, entre 1702 et 1715.
Etonnant destin que celui-là ! Et excellente idée de proposer un panorama d’un parcours qui montre que Dumesny a servi quelques grands compositeurs de son temps. La notice précise qu’« il est difficile aujourd’hui de se faire une juste idée exacte de la voix et de l’art » du chanteur, mais il semble s’être situé dans une tessiture centrale, avec des aigus occasionnels, tessiture qui aurait été de plus en plus haute au fil du temps. Le programme choisi pour l’évoquer, admirablement défendu par Reinoud Van Mechelen, indique que la carrière de Dumesny, entamée tardivement, s’étala sur une période d’une vingtaine d’années, avec des pages lyriques ou dramatiques, dans des rôles exigeants. Le CD est découpé en quatre parties : les débuts, grâce à des extraits de Persée, Armide et Acis et Galatée, précèdent la mort de Lully et ses premiers successeurs : Pascal Collasse et Marin Marais (airs d’Alcide). Collasse encore, Henry Desmarest et Marc-Antoine Charpentier (airs de Médée) forment le troisième volet. La fin de carrière regroupe Desmarets, Elisabeth Jacquet de la Guerre, Charles-Hubert Gervais, André Cardinal Destouches et André Campra, dont l’air du Sommeil tiré de L’Europe galante conclut un très séduisant programme, qui donne accès à des partitions dont certaines sont inédites. Le ténor belge Reinoud Van Mechelen, dont les qualités et la prestance vocales ne sont plus à souligner, chante et dirige en même temps l’ensemble « A Nocte Temporis », fondé en 2016 et qui a été salué par la critique pour des CD consacrés à Bach puis à Clérambault avant des airs irlandais du XVIIIe siècle.  Avec grâce, élégance, finesse, noblesse, poésie délicate ou élans lumineux, Van Mechelen donne une leçon de diction et de justesse. Le dosage de la voix et sa complémentarité avec les instrumentistes entraînent l’auditeur dans un univers des plus séduisants, qui met en lumière un des grands interprètes de l’opéra baroque français. On ne peut qu’espérer que d’autres figures légendaires du chant de cette période bénéficieront du même traitement de faveur. Réalisé en août 2018 à l’Augustinus Muziekcentrum d’Anvers par Aline Blondiau, que nous avons déjà saluée pour d’autres prises de son de haut niveau, cet enregistrement est animé par un son clair, au sein duquel la voix se détache avec netteté. Superbe, à tous égards, et à déguster, comme nous y invite Van Mechelen sur l’illustration de la pochette.

Jean Lacroix