samedi 15 septembre 2018

Eternité de la musique ...Artyomov

Jean Lacroix nous donne ici la onzième  recension de la série dont il emprunte le titre à Nietzsche "Sans la musique, la vie serait une erreur", adage que nous adoptons de plus en plus volontiers au fil des découvertes que nous donne à partager le critique, à la fois érudit et accessible dans ces initiations à l'actualité discographique. Voici comment il évoque "The way to Olympus" dans le paragraphe final de cet article : "Au fil du temps, Artyomov s’est inscrit résolument dans la tradition postromantique, qui a encore de beaux jours devant elle. La notice signale qu’il préfère ne pas nommer sa musique du terme indéfini de « contemporaine », mais qu’il l’inclut dans une démarche qualifiée de musica perennis (musique éternelle). A chacun de considérer, après écoute, si le terme est adéquat." 
Bonne lecture, bonne écoute.
Jean Jauniaux




Dans le domaine de la critique musicale, univers subjectif s’il en est, André Tubeuf, spécialiste de la voix et du chant lyrique, est, à nos yeux, une compétence du plus haut  niveau, qui peut se targuer d’une qualité d’écriture reconnaissable dès les premiers mots. Certains la considèrent comme sophistiquée ; d’autres, c’est notre cas, la vivent comme dynamique, inventive et, surtout, enrichie d’harmonies et de « contrepoints ». André Tubeuf est l’auteur de nombreux articles en revues spécialisées et de quelques ouvrages qui font date. Dans l’un d’entre eux, il écrit ceci : « Et on se dit alors qu’on a bien fait de beaucoup écouter et tâcher d’apprendre, pour faire écouter à son tour. » (1) Cet acte de foi, voilà déjà quelques années que nous l’avons pris à notre compte, en partageant avec des mélomanes notre propre bagage patiemment assimilé au fil de découvertes incessantes, parfois décevantes, souvent enthousiasmantes. Le CD qui va nous occuper ici arrive à point nommé pour illustrer le but fondamental de « faire écouter à son tour » qui guide notre action.

Le nom de Vyacheslav Artyomov n’éveille sans doute guère de souvenirs dans la mémoire des mélomanes, même les plus patentés. Il faut donc le situer de manière précise. Faisons appel pour cela au critique musical et conférencier Frans C. Lemaire, né à Montigny-le-Tilleul en 1927. Il est l’auteur d’études respectées sur la musique russe, parues aux éditions Fayard. Du volume intitulé La musique russe du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques, nous empruntons, extraites de la partie biographique de cette somme, les précisions qui suivent.  Né à Moscou en 1940, Artyomov étudie les sciences physiques tout en apprenant la musique au Conservatoire de la capitale soviétique. Attiré par les œuvres de Prokofiev, Strawinski, Hindemith, Jolivet ou de l’avant-garde polonaise, mais aussi par Honegger et sa Symphonie liturgique, il fait moisson de thèmes folkloriques caucasiens ou d’Extrême-Orient, dont il collectionne des instruments de musique, et fonde, avec Goubaïdoulina et Sousline l’ensemble Astreïa, qui se lance dans l’improvisation. Après un passage aux éditions Muzyka en qualité de rédacteur, il se consacre entièrement à la composition ; au départ, il n’est pas dans les grâces du régime soviétique. Ses compositions, comme celles de bien d’autres créateurs, sont jugées « inappropriées ». Son Requiem de 1988 est cependant acclamé à Moscou, ce qui le réconcilie avec le pouvoir, d’autant plus que sa renommée s’étend très vite au-delà des frontières. Rostropovitch lui passe commande d’œuvres qu’il créera dans les années 1990, et qui assureront sa notoriété. Pourtant, il semble qu’Artyomov demeure chez nous un méconnu, sinon un inconnu.

Frans C. Lemaire définit les intentions du compositeur : Pour Artyomov, l’objectif final de la musique est de pénétrer les couches intérieures de la réalité pour accéder à un autre monde. Le chemin est celui de la perfection spirituelle. La musique se veut l’expression de l’âme humaine, de l’âme du compositeur comme manifestation de l’âme universelle. « La musique est un médiateur entre Dieu et le monde » dit Artyomov qui croit en la transfiguration du monde par cet art. De telles ambitions, qui ne vont pas sans périls, rappellent Scriabine : il n’y a pas loin de l’extase à la transfiguration, seuls les mots changent mais la réalité demeure la même, inaccessible. Heureusement Artyomov reste surtout musicien et n’ensevelit pas sa musique sous les commentaires. Les références de sa musique sont surtout latentes : philosophiques (Soloviev, Berdiaev), poétiques (Khlebnikov, Rilke), musicales (Stravinski, Sibelius) et orientales (le zen, le taoïsme). Ambitieuse et protéiforme, l’œuvre d’Artyomov s’exprime aussi bien dans la surcharge orchestrale des symphonies que dans l’économie des moyens, proche d’Arvo Pärt dans les Hymnes ghouriens.  (2)

Le label Divine Art a entrepris la réalisation d’une rétrospective ambitieuse du corpus musical d’Artyomow, riche de très nombreuses partitions ; le projet devrait compter une dizaine d’enregistrements. Celui sur lequel nous nous penchons aujourd’hui (Divine Art dda 25171) peut servir de tremplin aux mélomanes qui, fascinés par une expérience qui sort des sentiers battus, voudraient aller au-delà de ce seul CD/témoignage. L’éventail proposé ici est représentatif de plusieurs genres musicaux. Il s’ouvre par une symphonie qui porte en sous-titre Chemin vers l’Olympe ; elle a fait l’objet d’une gestation entre 1978 et 1984 et est la première d’une tétralogie symphonique de grande ampleur, dont les trois volets complémentaires ont été commandés ou créés par Rostropovitch, devenu chef d’orchestre londonien. L’ensemble complet s’intitule Symphonie du Chemin. Interprétée à Moscou en 1986 par l’Orchestre d’Etat d’URSS dirigé par Timur Mynbayev, cette première partition s’inscrit dans la ligne philosophique du compositeur. En un mouvement d’un peu plus de trente-trois minutes, elle débute par une lente introduction qui, selon des notes d’Artyomov lui-même que l’on peut lire dans le livret (en anglais et en russe uniquement), se veut une aspiration à la perfection pour accéder à l’intégrité de son développement personnel. Méditative, voire contemplative, l’œuvre participe d’un sentiment extatique que des climax contrôlés viennent troubler sporadiquement, avec l’appui de percussions, et qu’un orgue magnifie. On sort de cette œuvre envoûtante, pleine d’échanges mystérieux entre les instruments, avec des paysages intérieurs dans l’âme, mais aussi avec une impression de sérénité. Cette partition met l’auditeur hors du temps et de l’espace et le fait participer à une cosmologie de l’esprit. C’est sans doute le but recherché.

Les Hymnes ghouriens qui suivent sont destinés à trois violonistes et à un orchestre symphonique ; ils durent moins d’un quart d’heure et illustrent de manière spirituelle, à travers l’utilisation de cloches et de percussions, un chant géorgien. L’Orchestre Philharmonique et Académique de Moscou, conduit par Dmitri Kitaenko en 1987, en donne une version qui, comme le disait Frans C. Lemaire, fait penser à la parcimonie d’Arvo Pärt.
L’entrelacement des trois violons avec le son cristallin des cloches crée une atmosphère psychédélique. C’est prenant, et éthéré. La troisième œuvre du programme est la seule partition d’Artymov destinée au piano solo. Elle date de 1981, est confiée à Anton Batagov, et illustre en moins de dix minutes, de manière assez abstraite, trois des Sonnets à Orphée de Rilke, traduits en russe par Valerya Lyubetskaya, l’épouse du compositeur (le texte des poèmes est hélas absent – on sait que le contenu des sonnets de Rilke est souvent métaphorique). Ces Préludes sont dédiés à cette poétesse, qui est aussi membre de l’Académie russe des Sciences naturelles. Elle est l’auteur d’un texte reproduit dans le livret, qui explicite la démarche du Chemin vers l’Olympe. Lyubetskaya assimile la création de son mari à l’aspiration héroïque de l’homme vers un idéal moral, avec un arrière-fond spirituel toujours présent.

Le CD s’achève par le Concert des 13, écrit pour vents, piano et percussion en 1967. Cette œuvre de jeunesse, servie en 1978 par des solistes de l’Orchestre d’Etat d’URSS menés par Gennady Rozhdestvensky, est une pièce énergique et haute en couleurs, qui combine un groupe de treize instruments dans un jeu endiablé d’un peu plus de treize minutes, défini par Artyomov lui-même comme un show. Les combinaisons sont variées, les effets recherchés : deux flûtes, deux clarinettes, deux bassons, deux trompettes, un hautbois, un trombone et un piano confié à Piotr Meschaninov (plus un glockenspiel ou un célesta), entremêlent leurs sonorités particulières auxquelles se joignent des percussions (trois instrumentistes).

Au fil du temps, Artyomov s’est inscrit résolument dans la tradition postromantique, qui a encore de beaux jours devant elle. La notice signale qu’il préfère ne pas nommer sa musique du terme indéfini de « contemporaine », mais qu’il l’inclut dans une démarche qualifiée de musica perennis (musique éternelle). A chacun de considérer, après écoute, si le terme est adéquat.


                                                                                                                             Jean Lacroix

(1) André Tubeuf, Je crois entendre encore…, Paris, Plon, 2013, p. 152. 
(2) Frans C. Lemaire, La musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques, Paris, Fayard, 1994, p. 375. A noter que Lemaire écrit le nom du compositeur avec un « i » à la place du « y » de la pochette du CD ; nous avons pris la liberté de cette correction pour demeurer en synergie avec cette dernière.