Jean Lacroix nous donne ici la onzième recension de la série dont il emprunte le titre à Nietzsche "Sans la musique, la vie serait une erreur", adage que nous adoptons de plus en plus volontiers au fil des découvertes que nous donne à partager le critique, à la fois érudit et accessible dans ces initiations à l'actualité discographique. Voici comment il évoque "The way to Olympus" dans le paragraphe final de cet article : "Au fil du temps, Artyomov s’est inscrit résolument dans la tradition postromantique, qui a encore de beaux jours devant elle. La notice signale qu’il préfère ne pas nommer sa musique du terme indéfini de « contemporaine », mais qu’il l’inclut dans une démarche qualifiée de musica perennis (musique éternelle). A chacun de considérer, après écoute, si le terme est adéquat."
Bonne lecture, bonne écoute.
Jean Jauniaux
Dans le domaine de la critique musicale, univers subjectif
s’il en est, André Tubeuf, spécialiste de la voix et du chant lyrique, est, à
nos yeux, une compétence du plus haut
niveau, qui peut se targuer d’une qualité d’écriture reconnaissable dès
les premiers mots. Certains la considèrent comme sophistiquée ; d’autres,
c’est notre cas, la vivent comme dynamique, inventive et, surtout, enrichie
d’harmonies et de « contrepoints ». André Tubeuf est l’auteur de
nombreux articles en revues spécialisées et de quelques ouvrages qui font date.
Dans l’un d’entre eux, il écrit ceci : « Et on se dit alors qu’on a
bien fait de beaucoup écouter et tâcher d’apprendre, pour faire écouter à son
tour. » (1) Cet acte de foi, voilà déjà quelques années que nous l’avons
pris à notre compte, en partageant avec des mélomanes notre propre bagage
patiemment assimilé au fil de découvertes incessantes, parfois décevantes, souvent
enthousiasmantes. Le CD qui va nous occuper ici arrive à point nommé pour
illustrer le but fondamental de « faire écouter à son tour » qui
guide notre action.
Le nom de Vyacheslav Artyomov n’éveille sans doute guère
de souvenirs dans la mémoire des mélomanes, même les plus patentés. Il faut
donc le situer de manière précise. Faisons appel pour cela au critique musical
et conférencier Frans C. Lemaire, né à Montigny-le-Tilleul en 1927. Il est
l’auteur d’études respectées sur la musique russe, parues aux éditions Fayard.
Du volume intitulé La musique russe du
XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques, nous
empruntons, extraites de la partie biographique de cette somme, les précisions
qui suivent. Né à Moscou en 1940,
Artyomov étudie les sciences physiques tout en apprenant la musique au
Conservatoire de la capitale soviétique. Attiré par les œuvres de Prokofiev,
Strawinski, Hindemith, Jolivet ou de l’avant-garde polonaise, mais aussi par
Honegger et sa Symphonie liturgique,
il fait moisson de thèmes folkloriques caucasiens ou d’Extrême-Orient, dont il
collectionne des instruments de musique, et fonde, avec Goubaïdoulina et
Sousline l’ensemble Astreïa, qui se lance dans l’improvisation. Après un
passage aux éditions Muzyka en qualité de rédacteur, il se consacre entièrement
à la composition ; au départ, il n’est pas dans les grâces du régime
soviétique. Ses compositions, comme celles de bien d’autres créateurs, sont
jugées « inappropriées ». Son Requiem
de 1988 est cependant acclamé à Moscou, ce qui le réconcilie avec le pouvoir,
d’autant plus que sa renommée s’étend très vite au-delà des frontières.
Rostropovitch lui passe commande d’œuvres qu’il créera dans les années 1990, et
qui assureront sa notoriété. Pourtant, il semble qu’Artyomov demeure chez nous
un méconnu, sinon un inconnu.
Frans C. Lemaire définit les intentions du
compositeur : Pour Artyomov,
l’objectif final de la musique est de pénétrer les couches intérieures de la
réalité pour accéder à un autre monde. Le chemin est celui de la perfection
spirituelle. La musique se veut l’expression de l’âme humaine, de l’âme du
compositeur comme manifestation de l’âme universelle. « La musique est un
médiateur entre Dieu et le monde » dit Artyomov qui croit en la
transfiguration du monde par cet art. De telles ambitions, qui ne vont pas sans
périls, rappellent Scriabine : il n’y a pas loin de l’extase à la
transfiguration, seuls les mots changent mais la réalité demeure la même,
inaccessible. Heureusement Artyomov reste surtout musicien et n’ensevelit pas
sa musique sous les commentaires. Les références de sa musique sont surtout
latentes : philosophiques (Soloviev, Berdiaev), poétiques (Khlebnikov,
Rilke), musicales (Stravinski, Sibelius) et orientales (le zen, le taoïsme).
Ambitieuse et protéiforme, l’œuvre d’Artyomov s’exprime aussi bien dans la
surcharge orchestrale des symphonies que dans l’économie des moyens, proche
d’Arvo Pärt dans les Hymnes ghouriens. (2)
Le label Divine Art a entrepris la réalisation d’une
rétrospective ambitieuse du corpus musical d’Artyomow, riche de très nombreuses
partitions ; le projet devrait compter une dizaine d’enregistrements.
Celui sur lequel nous nous penchons aujourd’hui (Divine Art dda 25171) peut
servir de tremplin aux mélomanes qui, fascinés par une expérience qui sort des
sentiers battus, voudraient aller au-delà de ce seul CD/témoignage. L’éventail
proposé ici est représentatif de plusieurs genres musicaux. Il s’ouvre par une
symphonie qui porte en sous-titre Chemin
vers l’Olympe ; elle a fait l’objet d’une gestation entre 1978 et 1984
et est la première d’une tétralogie symphonique de grande ampleur, dont les
trois volets complémentaires ont été commandés ou créés par Rostropovitch,
devenu chef d’orchestre londonien. L’ensemble complet s’intitule Symphonie du Chemin. Interprétée à
Moscou en 1986 par l’Orchestre d’Etat d’URSS dirigé par Timur Mynbayev, cette
première partition s’inscrit dans la ligne philosophique du compositeur. En un
mouvement d’un peu plus de trente-trois minutes, elle débute par une lente
introduction qui, selon des notes d’Artyomov lui-même que l’on peut lire dans
le livret (en anglais et en russe uniquement), se veut une aspiration à la
perfection pour accéder à l’intégrité de son développement personnel.
Méditative, voire contemplative, l’œuvre participe d’un sentiment extatique que
des climax contrôlés viennent troubler sporadiquement, avec l’appui de
percussions, et qu’un orgue magnifie. On sort de cette œuvre envoûtante, pleine
d’échanges mystérieux entre les instruments, avec des paysages intérieurs dans
l’âme, mais aussi avec une impression de sérénité. Cette partition met
l’auditeur hors du temps et de l’espace et le fait participer à une cosmologie
de l’esprit. C’est sans doute le but recherché.
Les Hymnes ghouriens
qui suivent sont destinés à trois violonistes et à un orchestre
symphonique ; ils durent moins d’un quart d’heure et illustrent de manière
spirituelle, à travers l’utilisation de cloches et de percussions, un chant
géorgien. L’Orchestre Philharmonique et Académique de Moscou, conduit par
Dmitri Kitaenko en 1987, en donne une version qui, comme le disait Frans C.
Lemaire, fait penser à la parcimonie d’Arvo Pärt.
L’entrelacement des trois violons avec le son cristallin
des cloches crée une atmosphère psychédélique. C’est prenant, et éthéré. La
troisième œuvre du programme est la seule partition d’Artymov destinée au piano
solo. Elle date de 1981, est confiée à Anton Batagov, et illustre en moins de
dix minutes, de manière assez abstraite, trois des Sonnets à Orphée de Rilke, traduits en russe par Valerya
Lyubetskaya, l’épouse du compositeur (le texte des poèmes est hélas absent – on
sait que le contenu des sonnets de Rilke est souvent métaphorique). Ces Préludes sont dédiés à cette poétesse,
qui est aussi membre de l’Académie russe des Sciences naturelles. Elle est
l’auteur d’un texte reproduit dans le livret, qui explicite la démarche du Chemin vers l’Olympe. Lyubetskaya
assimile la création de son mari à l’aspiration héroïque de l’homme vers un
idéal moral, avec un arrière-fond spirituel toujours présent.
Le CD s’achève par le Concert
des 13, écrit pour vents, piano et percussion en 1967. Cette œuvre de
jeunesse, servie en 1978 par des solistes de l’Orchestre d’Etat d’URSS menés
par Gennady Rozhdestvensky, est une pièce énergique et haute en couleurs, qui
combine un groupe de treize instruments dans un jeu endiablé d’un peu plus de
treize minutes, défini par Artyomov lui-même comme un show. Les combinaisons
sont variées, les effets recherchés : deux flûtes, deux clarinettes, deux
bassons, deux trompettes, un hautbois, un trombone et un piano confié à Piotr
Meschaninov (plus un glockenspiel ou un célesta), entremêlent leurs sonorités
particulières auxquelles se joignent des percussions (trois instrumentistes).
Au fil du temps, Artyomov s’est inscrit résolument dans la
tradition postromantique, qui a encore de beaux jours devant elle. La notice
signale qu’il préfère ne pas nommer sa musique du terme indéfini de
« contemporaine », mais qu’il l’inclut dans une démarche qualifiée de
musica perennis (musique éternelle).
A chacun de considérer, après écoute, si le terme est adéquat.
Jean Lacroix
(1) André Tubeuf, Je crois entendre encore…, Paris, Plon,
2013, p. 152.
(2) Frans C. Lemaire, La musique du XXe siècle en Russie et dans
les anciennes Républiques soviétiques, Paris, Fayard, 1994, p. 375. A noter que Lemaire écrit le nom du
compositeur avec un « i » à la place du « y » de la
pochette du CD ; nous avons pris la liberté de cette correction pour
demeurer en synergie avec cette dernière.