jeudi 10 janvier 2019

Ascanio, un opéra méconnu de Camille Saint-Saëns

Ascanio :  un opéra méconnu de Camille Saint-Saëns




Le lecteur passionné d’Alexandre Dumas père que nous avouons avoir toujours été se souvient avec émotion de la couverture de couleur jaune ocre d’un gros volume de la collection Marabout Géant des années 1960 (le numéro 106). On y voyait un seigneur richement vêtu de rouge, armé d’une épée, qui protégeait une belle dame installée sur un cheval brun, avec pour toile de fond une basilique esquissée qui évoquait celle de Florence. Nous possédons toujours dans notre bibliothèque cet exemplaire, par pure nostalgie, car si ce roman ne fut longtemps disponible que dans cette mémorable série des éditions Gérard de Verviers, il est aujourd’hui accessible, notamment dans une édition de poche avec une préface de Dominique Fernandez (1). Ce passionnant Ascanio ou l’orfèvre du roi a été publié en 1843 ; âgé de 25 ans, Paul Meurice, futur exécuteur testamentaire de Victor Hugo, en fut le collaborateur. Meurice en fit une pièce de théâtre qui date de 1852, d’après laquelle Louis Gallet écrivit un livret pour l’opéra en cinq actes et sept tableaux de Camille Saint-Saëns. Le label B Records (LBM013) propose, en un superbe livre/disque de 3 CD une version de concert de cet Ascanio, dont il est précisé qu’il s’agit de la « première exécution absolue de la version conforme au manuscrit autographe de 1888 ». La création eut lieu à l’Opéra de Paris en mars 1890, avec succès, mais l’œuvre n’alla pas au-delà de 33 représentations. Une tentative de relance eut lieu en 1921, à l’initiative et sous la baguette de Reynaldo Hahn, mais elle fit long feu. Depuis lors, si nos souvenirs sont bons, seule Régine Crespin en enregistra un air. Nous sommes donc devant une véritable résurrection de cet opéra basé sur les mémoires de l’orfèvre Benvenuto Cellini.

L’intrigue se déroule à la cour de François Ier. La duchesse d’Etampes, maîtresse du roi, est amoureuse de l’apprenti de Cellini, Ascanio, mais celui-ci lui préfère Colombe, convoitée aussi par Cellini ; la rivale de la duchesse doit périr. Colombe sera sauvée par le sacrifice de Scozzone, éprise de Cellini, qui se substitue à elle et meurt à sa place, au grand désespoir de Cellini qui a reconnu que l’amour entre Ascanio et Colombe était sincère et pur. Ce trop bref résumé ne prend que peu en compte les diverses intrigues d’un scénario bien ficelé sur le plan dramatique, qui comporte notamment un tableau reconstituant la rencontre de Fontainebleau entre François Ier et Charles-Quint. Un scénario idéal pour le compositeur !

Comme Charles Gounod dont certaines œuvres lyriques ont été oubliées, Saint-Saëns a connu le même sort, son Samson et Dalila résumant presque à lui seul les occasions auxquelles le mélomane peut accéder à sa production scénique. Il a composé treize ouvrages lyriques, mais quand sont programmés La Princesse jaune, Phryné ou Etienne Marcel ? Récemment, on a pu apprécier, grâce au Palazzetto Bru Zane, la parution en livres/CD de Proserpine ou de la tragédie Les Barbares, mais il reste encore du chemin à parcourir pour que cette production méconnue soit disponible en son entier. On saluera donc comme il se doit l’initiative de Guillaume Tourniaire qui a patiemment reconstitué le manuscrit et s’est lancé, en sa qualité de directeur musical de l’Orchestre de la Haute Ecole de Genève, dans l’aventure qui a conduit à cet enregistrement, effectué en public en version de concert, au Grand Théâtre de Genève, du 24 au 26 novembre 2017.

Saint-Saëns souffre depuis toujours du reproche qui lui est fait d’une trop grande facilité mélodique, reproche selon nous souvent injustifié. La très dynamique partition d’Ascanio est inventive, d’une intensité dramatique constante, les scènes d’ensemble sont convaincantes, certaines même sont exaltantes, alors que Saint-Saëns ne force pas les effets, s’abandonnant à la portée poétique d’un sujet qui glorifie aussi bien l’art plastique que la passion amoureuse. On sent que la très large équipe qui a investi le projet s’y est donnée corps et âme. On appréciera l’engagement des choristes, dont beaucoup sont amateurs ; ils suivent avec rigueur les indication de Guillaume Tourniaire qui croit en l’aventure et en est la cheville ouvrière. La distribution vocale est de qualité. En Cellini, Jean-François Lapointe affirme par sa vaillance la hauteur d’une figure artistique de première importance, donnant à l’orfèvre la dimension que Jean Teitgen offre tout autant à François Ier. Karina Gauvin, en duchesse d’Etampes, est éblouissante de clarté et de volonté démoniaque, la Scozzone de Eve-Maud Hubeaux incarne avec noblesse la passion puis le sacrifice. Quant aux deux jeunes amoureux de l’intrigue, la fraîcheur de Clémence Tilquin en Colombe et la finesse de Bernard Richter en Ascanio donnent à leur idylle son poids d’émotion.

Saluons comme il se doit cette réalisation qui induit un souhait : que cet opéra soit monté sur une scène audacieuse qui ne pourra en retirer que le bénéfice de ses qualités. Saluons aussi la grande qualité documentaire de ce livre/disque. On trouve des photographies en noir et blanc de cette version de concert, le livret intégral, de solides biographies des interprètes, mais aussi d’intéressants articles sur la genèse de l’œuvre, son accueil, sa création et les polémiques. Pour la fine bouche, est reproduit un article de Charles Gounod paru dans La France le 23 mars 1890. On peut y lire ceci : «[ …] il faut voir et entendre l’œuvre au théâtre, et cela pour deux raisons majeures ; la première c’est que nombre d’intentions musicales ne trouvent leur vérification, leur sanction que sur la scène ; la seconde c’est que les richesses et l’intérêt constant de l’instrumentation répandent sur l’œuvre entière un prestige incomparable et un indispensable complément de l’expression dramatique. » Voilà un avis qui compte !

                                                                                                            Jean Lacroix   


(1) A noter qu’il a existé, chez le même éditeur, une version raccourcie du roman dans la série « Marabout Collection » (n° 140), qui fait aussi partie de notre bibliothèque dumasienne. Publiée en 1955, elle portait pour titre Ascanio. La couverture montrait au premier plan une dame revêtue d’une longue robe rouge sur drapé blanc et, en arrière-fond, un jeune homme à moitié étendu sur la couche de sa prison. On peut la visionner sur le site de la Société des Amis d’Alexandre Dumas, à la fiche « Ascanio ».