lundi 13 avril 2020

Hommage à Jacques De Decker. "La marge et la contre marge" à propos d'Hubert Nyssen

On sait de Jacques De Decker, décédé le 12 avril dernier, qu'il était multiple: écrivain, académicien, journaliste, critique, dramaturge...
Pendant plusieurs années, il enregistra ce qu'il appelait ses "Marges et contre marges" . Elles  se déclinaient en trois versions: le texte publié, le texte lu par l’auteur, et la "contre-marge", un commentaire improvisé par Jacques De Decker au micro d’Espace-livres..
Voici une des ces chroniques à lire et à écouter, dédiée à Hubert Nyssen. Elle date de décembre 2012.
Nous publierons d'autres marges dans les jours qui suivent. Une manière de ne pas oublier la voix d'une des figures de proue de la littérature et de la culture en Belgique, en Europe et dans l'ensemble de la francophonie.

Jean Jauniaux, le 13 avril 2020

Pour écouter les enregistrements sonores, cliquer

PURGATOIRE ? CONNAIS PAS…

Il y a quelque chose d’émouvant à voir paraître un livre d’un auteur qui ne fait plus, depuis peu, partie du règne des vivants. Comme si le rêve littéraire par excellence s’exauçait, celui de prolonger la présence de l’écrivain au-delà de sa mort physique. Cela se passe, ces temps-ci, avec des livres de Henri Bauchau, qui aura manqué de si près d’atteindre le siècle, qui fait l’objet de quantités d’hommages en ce début d’année, hommages conçus pour saluer le doyen des lettres belges, et qui deviennent, du fait de sa disparition, des célébrations du centenaire de sa naissance. Il se passe quelque chose de comparable avec Hubert Nyssen, qui fut l’éditeur de son ami Bauchau, qui lui permit de se déployer, l’aida à atteindre la plénitude de son talent, puisque quelques-uns de ses maîtres-livres, « Antigone » pour commencer, parurent à l’enseigne de Actes Sud, la maison qu’il avait fondée.
Mais le Nyssen qui s’adresse à nous aujourd’hui, c’est l’écrivain, celui qui fut par trop occulté par les services qu’il rendit au talent des autres, et qu’il était pourtant avant tout. Et ce salut de l’au-delà nous vient sous la forme d’un recueil de textes méconnus ou complètement inédits, dans cette collection à laquelle il s’était particulièrement consacré lorsqu’il avait transmis les rênes de son entreprise à sa fille, et qu’il avait appelée « Un endroit ou aller ». De l’endroit où il s’en est allé, il nous adresse ces « Dits et inédits » qui n’ont rien de fonds de tiroir, bien au contraire, qui pourraient bien être quelques noyaux de son édifice littéraire, dont on sait combien il est cohérent, se déployant, comme j’ai pu le dire lorsque que j’ai eu l’honneur de l’accueillir à l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique, en une fascinante arborescence. Le livre est composé de deux volets. D’abord une « Imagerie délicieuse », autobiographie précoce, écrite vers l’âge de vingt ans, qui sera une source inappréciable pour les chercheurs qui déjà se penchent sur son œuvre, surtout depuis que ses archives, à l’initiative de Pascal Durand, ont été réunies à l’université de Liège. Ensuite une dizaine de nouvelles dont certaines peuvent figurer parmi ce qu’il a écrit de plus admirable. Il s’y montre un maître du genre, que j’ai la tentation de rapprocher de Henry James, à qui l’on doit quelques tours de force inégalés en la matière.
L’une, « La force du bleu », qui s’amuse à montrer comment un retard dans le métro parisien peut faire basculer un destin, est une superbe démonstration de prescience psychologique tendre et ironique à la fois. L’autre est si belle que je voudrais l’offrir en guise de cadeau de Noël aux fidèles de la « Marge » et la « Contremarge ». Elle témoigne de la passion du théâtre qui était peut-être ce qui nous rapprochait le plus, de la fascination qu’à juste titre les comédiennes exerçaient sur lui, et de la connaissance intime qu’il avait de l’alchimie littéraire. Nyssen a mis deux fois des actrices au centre d’un roman, c’est le cas d’ « Eleonore à Dresde » et des « Ruines de Rome ». Nancy Huston, écrivain bien sûr, mais aussi comédienne, elle aussi éditée par Hubert Nyssen, a bien défini la place de la femme dans son univers. « Il savait qu’il avait mille choses à apprendre tant du corps des femmes que de leur esprit », écrivit-elle. Les quinze pages de ce « Miroir invisible » en donnent une superbe illustration.
Bons vœux et bonne écoute.
Jacques De Decker, 19 décembre 2012