lundi 20 avril 2020

Musiques de l’intemporel… Un article de Jean Lacroix



A la mémoire de Jacques De Decker

Vers le CD
Tout part de Haydn, et de sa Symphonie n° 49, ‘La Passione‘. Nous ne sommes pas si éloignés du dernier Vendredi Saint et de ce qu’il a pu représenter pour l’imaginaire collectif en cette période de Pâques, vouée au confinement. Sans lien direct avec nos actuelles préoccupations surréalistes ni avec les drames où le deuil prend une si douloureuse place - y compris lorsqu’il frappe la famille d’un homme de haute culture, parti de son côté de façon inattendue, sans crier gare, mais en laissant désemparés ceux qui l’aiment et l’ont fréquenté -,  la soprano Barbara Hannigan, que l’on a entendue à plusieurs reprises sur la scène de la Monnaie et qui se consacre de plus en plus à la direction, a choisi (la parution du CD en plein milieu de cette pandémie est troublante) de placer cette énigmatique partition de 1768, proche de l’époque du Sturm und Drang de la fin du XVIIIe siècle, au milieu d’un programme où l’on retrouve Luigi Nono (1924-1990) et Gérard Grisey (1946-1998). Etrange rapprochement entre des mondes en apparence si différents, mais dont la tension et les couleurs sombres se révèlent en fin de compte proches par leur densité. Comme le dit si bien Barbara Hannigan dans le livret de ce CD (Alpha 586), cette symphonie de Haydn est « le voyage des âmes : celles qui souffrent sur terre et celles qui sont parties ».

C’est d’autant plus interpellant qu’avant cette œuvre à l’Adagio plus que tourmenté, la soprano interprète elle-même et en solo, en guise d’introduction à ce qui apparaît comme un travail sur le deuil, la courte pièce de Nono - cinq minutes - intitulée Djamila Boupacha qui évoque cette jeune femme, membre du Front de Libération National algérien, arrêtée en 1960 sous l’accusation de tentative d’attentat. Torturée et violée, elle avoua avant d’être condamnée à mort l’année suivante, après un procès au cours duquel elle révéla les faits abominables qu’elle avait dû subir. Son avocate, Gisèle Halimi, soutenue par Simone de Beauvoir, fit de ce procès un symbole contre les exactions de l’armée. Djamila Boupacha sera amnistiée en 1962, au moment des accords d’Evian. Nono composa la même année un air pour soprano solo, inspiré par un poème de Jesus Lopez Pacheco, un cri déchirant et dévastateur, que la cantatrice traduit avec une intensité qui glace l’auditeur. La symphonie de Haydn vient juste après, comme un chagrin arraché, avec le Ludwig Orchestra que Barbara Hannigan dirige, formation qui aura bientôt dix ans d’existence et qui a conduit des projets hors normes en travaillant avec des spécialistes des neurosciences, afin de saisir les réactions du cerveau dans les troubles du comportement physiques et mentaux.

L’investissement des musiciens, comme celui de leur cheffe, dépasse ensuite le cadre de la musique dans les Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey, disparu à 52 ans suite à une rupture d’anévrisme. Ces quatre chants pour quinze instruments et soprano, composés peu avant le décès de leur créateur, reproduisent, notamment dans le dialogue entre la trompette et la voix, la présence de l’ange noir, au début et à la fin de l’oeuvre. Ange noir, rôle que Barbara Hannigan a assigné au clavecin dans La Passione de Haydn, en précisant de manière énigmatique dans son texte de la notice qu’elle lui a demandé « de trébucher et de tâtonner dans le noir, sur une voie différente de celle des cordes, les ailes repliées sous son linceul, le corps à moitié mort, et le cœur ignorant l’amour qu’il a laissé derrière lui ». On pressent toute la symbolique qui se profile derrière cette approche.

Lorsque la création posthume de la partition de Grisey a eu lieu en 1999 à Londres, une note du programme précisait : « Les textes choisis appartiennent à quatre civilisations (chrétienne, égyptienne, grecque et mésopotamienne) et ont en commun un discours fragmentaire sur l’inéluctable de la mort. Le choix de la formation a été dicté par l’exigence musicale d’opposer à la légèreté de la voix de soprano une masse grave, lourde et cependant somptueuse et colorée. »

En voici un extrait d’après Erinna, poétesse grecque du IVe siècle avant Jésus-Christ :

Dans le monde d’en bas,
l’écho en vain dérive.
Et se tait chez les morts.
La voix s’épand
dans l’ombre.

L’audition est difficile, parfois austère, souvent crue et nue ; elle est en tout cas bouleversante, dérangeante, envoûtante. Et aussi pacificatrice. Barbara Hannigan et le Ludwig Orchestra y sont tragiques et saisissants, mais aussi révélateurs d’un espace intemporel qui nous dépasse et nous illumine dans le même temps. On est au cœur de l’intangible, au-delà du supportable… L’expérience musicale, qui est sensorielle et presque charnelle, rejoint le mystère de la mort ; elle l’accompagne jusqu’au creux le plus écorché, mais aussi le plus salvateur, de nos interrogations.

Les photographies intérieures du livret, notamment celles de Barbara Hannigan totalement investie, montrent le degré d’intensité qui a encadré l’enregistrement, effectué en juin et juillet 2019, aux Pays-Bas, au Muziekcentrum van de Omroep de Hilversum. En dernière page du livret, une discrète dédicace (prémonitoire ?) « For Reinbert De Leeuw », qui nous a quittés le 14 février dernier, ajoute à l’aspect profondément émotionnel de ce CD très particulier : ce chef d’orchestre, pianiste, compositeur et pédagogue, mort à 81 ans, a collaboré avec Barbara Hannigan. Il a été notamment son partenaire dans un récital grave et intime intitulé « Vienne fin de siècle », paru sous le même label.


Jean Lacroix