Une mystique sans Dieu" de Jean-Claude Bologne
Albin Michel
Ce livre est aussi "atypique" (comme le dit son
auteur), qu’il est essentiel et doit trouver sa place parmi les livres de
référence de la bibliothèque de l’honnête homme. En près de 270 pages,
Jean-Claude Bologne confronte son "expérience fulgurante de l’absolu"
aux expériences comparables qu’il trouve dans le récit qu’en ont fait des
mystiques, des poètes et des écrivains.
C’est à la lecture d’un poème de
Mallarmé que Bologne, adolescent, a vécu l’illumination de l’absolu. Il nous
dit ici l’ineffable cheminement littéraire déclenché par ce moment de
"décharge électrique" où "tout n’est plus qu’un grand
néant". Ce livre nous fascine parce qu’il nous dit , à partir d’une
expérience fulgurante et fondatrice, une recherche qui conduira Bologne à
quarante années de cheminement dans les livres de ceux qui témoignent, par la
littérature, de cet absolu au-delà du divin, là où "pour paraphraser René
Char, (nous) pourrons naître avec les hommes et mourir parmi les dieux"...
Edmond Morrel, Bruxelles, le 18 mars 2015
Nous avons rencontré Jean-Claude Bologne à la publication de son livre.
Un extrait de cet entretien vous est proposé ici.
L'intégralité de l'interview (25') se trouve sur la webradio espace-livres .
Jean-Claude Bologne est membre de l'Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique.
Peut-on vivre une expérience fulgurante de l’absolu sans
l’associer nécessairement au vocabulaire et à l’imaginaire religieux ? Pour
avoir vécu un tel événement, Jean Claude Bologne, poète, romancier et
essayiste, ose répondre par l’affirmative à cette question a priori incongrue :
« Le mot Dieu ne m’a jamais traversé, écrit-il. Parlons de joie. »
Depuis une quarantaine d’années, intrigué par cette étrange
possibilité d’une illumination qui ne soit pas « divine », il n’a eu de cesse
d’explorer dans l’histoire et la littérature les signes d’expériences
semblables. Et contrairement à l’idée convenue d’un lien consubstantiel entre
mysticisme et religion, il s’est découvert partie prenante d’une vaste famille
d’athées, d’agnostiques et même de croyants ayant connu de tels épisodes sans
pour autant leur accoler le nom de Dieu : Apollinaire, Bataille, Borges,
Ionesco et Nietzsche côtoient ici Mallarmé, Proust et tant d’autres, dans une
fresque brillante qui donne à penser à tous – croyants ou incroyants. Il nous
fait ainsi partager une tout autre vision de la mystique, ouverte et dogmatique.
Extrait:
Autel au dieu inconnu
Il n’y aura pas, il ne peut y avoir de conclusion. Mais si
j’ai ouvert ce livre sur une pierre, la pierre d’achoppement qui met en course,
je l’achèverai sur une autre, l’autel, la pierre brute sur laquelle a reposé la
tête de Jacob, pour une autre mise en course. Mon autel décidément n’a pas de
Dieu. S’il peut, comme les anciens, laisser la place à un dieu inconnu , c’est
un dieu encore à naître. Peut-être est-ce l’ultime défi de l’athée : de créer
Dieu par la littérature. « Comment brûler sa vie sans renoncer à soi et sans
inventer Dieu ? », demande Jean-Louis Poitevin. Ce Dieu qu’il me reste à créer,
non comme une idole, mais comme une nécessité, je suis prêt à y croire, ou du
moins à lui laisser sa chance. Oui, il ne peut naître que de sa nécessité,
comme le vide appelle l’infini, comme l’âme détachée, chez maître Eckhart, «
oblige » Dieu à entrer en elle, car si l’infini résiste à l’appel du néant,
c’est qu’il n’est pas l’infini, et si la pluie ne pénètre pas dans le vase,
c’est qu’il ne pleut pas. Peut-être est-ce le paradoxe le plus singulier, et le
rôle de l’athée, d’obliger Dieu à naître. « Le Dieu absent est un appel plus
fort que la croyance », dit un personnage de Frédérick Tristan. C’est celui-là
qui m’a appelé, parce qu’il serait nécessaire qu’il soit.
Cet ange qui se crée, pour rabbi Pinhas, lorsque deux hommes
se rencontrent véritablement, nous l’avons tous connu dans le véritable amour,
celui qui ne se résume pas à l’addition de deux entités, mais qui en fonde une
troisième. Dans les rencontres qui ont suivi certaines des conférences que je
donnais sur ce sujet, il m’a parfois semblé percevoir un clin d’œil de cet
ange. La vie d’un ange est de douze mois, dans le comte hassidique, la vie des
miens n’a pas dépassé quelques secondes. Mais si ces rencontres se
multipliaient, si sept milliards d’individus reproduisaient en permanence cette
étincelle éphémère, je serais prêt à donner à cette communion générale le nom
de Dieu. À une époque où les tensions religieuses s’exacerbent en
fondamentalismes plus attachés aux concepts qu’à l’expérience, le mysticisme
peut offrir un espoir d’apaisement en fondant le partage sur l’expérience de
chacun. Ainsi, pour paraphraser René Char, pourrons-nous naître avec les hommes
et mourir parmi les dieux.