dimanche 1 juillet 2018

Edward Elgar (1857-1934) dans les versions de Jacqueline du Pré


"Sans la musique, la vie serait une erreur...", la chronique musicale de Jean Lacroix... 



Ce n’est jamais sans une émotion profonde que l’on (ré)écoute le concerto pour violoncelle d’Edward Elgar (1857-1934) dans les versions de Jacqueline du Pré. Elle l’enregistra d’abord en studio en août 1965 avec Barbirolli. Elle n’avait qu’une vingtaine d’années, et elle était déjà au milieu de son parcours terrestre, auquel une longue maladie, on le sait, mit fin en 1987. Un concert public de novembre 1970 avec son mari Daniel Barenboïm existe aussi, on y retrouve la même sensation d’une fuite en avant exaltée, d’une emphase si douloureuse qu’elle dégage une chaleur spontanée, mais aussi, dans un contradictoire engagement radieux, le sombre pathos de la possible prémonition d’un destin appelé à devenir tragique. On a tendance de nos jours à mettre un accent restrictif sur ce pathos de Jacqueline du Pré, alors qu’il est l’essence même de l’exaltation des timbres et de la grandeur du jeu de cette irremplaçable interprète. Ne ratez pas l’occasion de la découvrir, toujours dans ce concerto d’Elgar, lors d’un autre concert public de 1967, encore avec Barenboïm, disponible en DVD chez Opus Arte depuis 2004, dans l’un des célèbres films tournés par Christopher Nupen. Elle y est fascinante et bouleversante. Regardez son visage, d’une beauté effarante, épanouie et charismatique, d’une intensité magnétique. La création du concerto d’Elgar eut lieu en 1919, peu de temps avant le décès de son épouse Alice qu’il chérissait et qui entraîna chez le musicien une quasi-impossibilité de composer pendant les quatorze ans qui le mèneraient à sa propre disparition. C’est une œuvre intensément dramatique, au cours de laquelle le temps demeure souvent comme suspendu (le Lento et l’Adagio sont proches de l’imploration), même si l’Allegro conclusif conserve sa part de virtuosité. Marie-Elisabeth Hecker en offre une nouvelle version, enregistrée à Anvers en février 2016 (Alpha 283) ; après des disques applaudis de musique de chambre, elle grave pour la première fois une partition avec orchestre. Avec une fougue communicatrice et un élan généreux. Dans un entretien qui accompagne le livret, la soliste explique que c’est le premier grand concerto qu’elle ait maîtrisé à l’âge de 14 ans (elle en a aujourd’hui 31). Elle souligne la douleur et la souffrance qui en émane, rappelle que le compositeur sortait d’une opération, que la Première Guerre mondiale l’avait marqué, et que son inquiétude pour l’avenir de sa femme le tenaillait. Elle s’avoue touchée par « cette violence et cette force émotive profonde » qui s’en dégagent. On ne comparera pas Marie-Elisabeth Hecker à Jacqueline du Pré ; cela n’aurait aucun sens. L’interprétation de l’artiste allemande, très investie (voyez la superbe photo de la couverture), est captivante ; elle souligne à la perfection la mélancolie comme la ferveur, mais elle est entourée par un Antwerp Symphony Orchestra prosaïque, dirigé mollement par Edo de Waart, que l’on a connu en meilleure forme. C’est le complément, le Quintette pour piano et cordes, créé lui aussi en 1919, qui justifiera donc sans hésiter l’achat du CD. Cette œuvre, « élégiaque » selon l’expression de la soliste, est d’une grande intensité émotionnelle et d’une suffocante beauté. La douleur est présente ici aussi, mais elle se développe à travers des thèmes mélodiques imprégnés tantôt de nostalgie, tantôt d’ivresse sonore. Les instrumentistes déploient une subtilité racée, on mettra au premier plan le piano de Martin Helmchen, l’époux de Marie-Elisabeth Hecker. Quant aux autres solistes (Carolin Widmann et David Mccarroll au violon et Pauline Sachse à l’alto), ils sont en totale osmose, ce qui donne à cette version d’un quintette trop peu joué valeur de référence.

Jean Lacroix