"Sans la musique, la vie serait une erreur...", la chronique musicale de Jean Lacroix...
Ce n’est jamais sans une émotion
profonde que l’on (ré)écoute le concerto pour violoncelle d’Edward Elgar
(1857-1934) dans les versions de Jacqueline du Pré. Elle l’enregistra d’abord
en studio en août 1965 avec Barbirolli. Elle n’avait qu’une vingtaine d’années,
et elle était déjà au milieu de son parcours terrestre, auquel une longue
maladie, on le sait, mit fin en 1987. Un concert public de novembre 1970 avec
son mari Daniel Barenboïm existe aussi, on y retrouve la même sensation d’une
fuite en avant exaltée, d’une emphase si douloureuse qu’elle dégage une chaleur
spontanée, mais aussi, dans un contradictoire engagement radieux, le sombre
pathos de la possible prémonition d’un destin appelé à devenir tragique. On a
tendance de nos jours à mettre un accent restrictif sur ce pathos de Jacqueline
du Pré, alors qu’il est l’essence même de l’exaltation des timbres et de la
grandeur du jeu de cette irremplaçable interprète. Ne ratez pas l’occasion de
la découvrir, toujours dans ce concerto d’Elgar, lors d’un autre concert public
de 1967, encore avec Barenboïm, disponible en DVD chez Opus Arte depuis 2004,
dans l’un des célèbres films tournés par Christopher Nupen. Elle y est
fascinante et bouleversante. Regardez son visage, d’une beauté effarante,
épanouie et charismatique, d’une intensité magnétique. La création du concerto
d’Elgar eut lieu en 1919, peu de temps avant le décès de son épouse Alice qu’il
chérissait et qui entraîna chez le musicien une quasi-impossibilité de composer
pendant les quatorze ans qui le mèneraient à sa propre disparition. C’est une
œuvre intensément dramatique, au cours de laquelle le temps demeure souvent
comme suspendu (le Lento et l’Adagio sont proches de l’imploration), même si
l’Allegro conclusif conserve sa part de virtuosité. Marie-Elisabeth Hecker en
offre une nouvelle version, enregistrée à Anvers en février 2016 (Alpha
283) ; après des disques applaudis de musique de chambre, elle grave pour
la première fois une partition avec orchestre. Avec une fougue communicatrice
et un élan généreux. Dans un entretien qui accompagne le livret, la soliste
explique que c’est le premier grand concerto qu’elle ait maîtrisé à l’âge de 14
ans (elle en a aujourd’hui 31). Elle souligne la douleur et la souffrance
qui en émane, rappelle que le compositeur sortait d’une opération, que la
Première Guerre mondiale l’avait marqué, et que son inquiétude pour l’avenir de
sa femme le tenaillait. Elle s’avoue touchée par « cette violence et cette
force émotive profonde » qui s’en dégagent. On ne comparera pas
Marie-Elisabeth Hecker à Jacqueline du Pré ; cela n’aurait aucun sens.
L’interprétation de l’artiste allemande, très investie (voyez la superbe photo
de la couverture), est captivante ; elle souligne à la perfection la mélancolie
comme la ferveur, mais elle est entourée par un Antwerp Symphony Orchestra
prosaïque, dirigé mollement par Edo de Waart, que l’on a connu en meilleure
forme. C’est le complément, le Quintette
pour piano et cordes, créé lui aussi en 1919, qui justifiera donc sans
hésiter l’achat du CD. Cette œuvre, « élégiaque » selon l’expression
de la soliste, est d’une grande intensité émotionnelle et d’une suffocante
beauté. La douleur est présente ici aussi, mais elle se développe à travers des
thèmes mélodiques imprégnés tantôt de nostalgie, tantôt d’ivresse sonore. Les
instrumentistes déploient une subtilité racée, on mettra au premier plan le
piano de Martin Helmchen, l’époux de Marie-Elisabeth Hecker. Quant aux autres
solistes (Carolin Widmann et David Mccarroll au violon et Pauline Sachse à
l’alto), ils sont en totale osmose, ce qui donne à cette version d’un quintette
trop peu joué valeur de référence.
Jean Lacroix